Je ne m’en remets pas. Ça fait deux semaines que j’ai perdu la raison, que j’ai perdu le contrôle de ce que je faisais et que j’ai fini par emboutir ma caisse. Au retour, je me souvenais très mal de l’accident, la dernière chose que j’ai vue avant de fermer les yeux, c’est la voiture qui se retourne, l’asphalte en haut et le ciel en bas. En me réveillant, j’étais encore sonné par le choc et j’ai découvert l’état des dégâts, la voiture est foutue, mais je suis encore là et c’est la panique qui a commencé à me gagner. J’ai vu les secours non loin de moi, ils ont regardé très brièvement si je n’avais rien de plus. Tout le long de la vérification, une seule chose me restait en tête : qu’est-ce que j’ai bien foutu ?
Tout m’est revenu en mémoire, ma frustration lancinante, de la rancœur, mais surtout de la tristesse, puis viens le fameux virage, je braque trop brusquement. L’erreur commise, j’ai fini par me rendre compte de ce que je venais de faire. Je suis responsable d’Adam et même si je ne suis pas spécialement un père exemplaire, je ne peux pas me permettre de lui retirer le seul parent qu’il lui reste ; je me surprends à me demander s’il ne serait pas plus heureux dans une famille moins bancale.

Ça s’est passé et depuis j’ai du mal à fermer les yeux, des flashs récurrents de la soirée refont surface et mes nuits se font de plus en plus courtes. Je me réveille en sursaut, complètement en sueur, mon cœur battant à s’en rompre. C’est de plus en plus dur de garder ça uniquement pour moi, je ne veux inquiéter personne, si ça venait à s’apprendre on me traiterait avec trop d’attention, comme un objet fragile qu’on a peur de briser. Je ne suis pas en sucre, je sens que je suis capable de me débrouiller par moi-même et que je n’ai pas besoin d’être protégé. Je ne suis pas dans le meilleur des états, mais assez pour me débrouiller par moi-même.
Même si ma volonté de garder le secret est immense, j’ai fini par céder, n’en pouvant plus ; entre Adam qui demande de l’attention, mon travail qui m’assomme toute la journée et mes nuits qui se transforment en cauchemar, je n’arrivais plus à donner de la tête nulle part. J’ai appelé Athénaïs, la voix presque cassée pour lui demander de passer à la maison. Elle n’a heureusement pas posé plus de questions que ça, même si j’imagine qu’elle doit en avoir un paquet. Même si je me suis toujours plus ou moins bien entendu avec elle, il est rare que je la contacte et ça n’est jamais que par SMS.

En voyant mon état, mon patron m’a demandé de rentrer à la maison, mes yeux cernés et l’excuse de la voiture au garage ne trompaient personne. Tout le monde voyait clair dans mon jeu et le boss n’a pas voulu risquer d’aggraver la situation, sans doute aussi que ma productivité à baissée, je ne saurais pas dire, je n’ai pas la tête au travail.
Après une heure, peut-être deux, j’entends la sonnette de la porte qui retentit dans la maison et je vais accueillir ma belle-sœur. Je lui ouvre la porte, tente du mieux que je peux de sourire pour cacher le malaise et l’invite à entrer pour s’installer.

— Je suis désolé de t'avoir contacté comme ça, j’espère que je ne t’ai pas dérangé. Je me gratte l’arrière du crâne, gêné, ne sachant trop comment aborder le sujet, comme si j’avais perdu la capacité de communiquer correctement. J’ai failli oublier de te demander, tu vas bien ?

Ça me fait du bien de la voir, après tout le temps que j’ai passé à ignorer les appels de Khaïne. Ça m’a fait du mal de faire comme s’il n’existait pas, j’avais besoin de lui parler, mais je ne pouvais pas me permettre de lui dire ce genre de chose, je m’en serais voulu toute ma vie s’il devait s’inquiéter pour moi. J’imagine sans mal le stress que mon silence radio a dû causer, mais ça ne serait jamais pire que de lui dire que je suis mort une première fois. J’ai vu tous les appels manqués s’accumuler, mon frère n’a jamais été du genre à me harceler, mais là je pouvais sentir la pression émaner de l’appareil.
Même si la voir et savoir que je vais pouvoir enfin évacuer ce que j’ai sur le cœur, ça me fait de la peine, le regard qu’elle me lance quand j’ouvre la porte et qu’elle voit mon visage creusé par la fatigue et l’anxiété de garder ça pour moi. Je me gratte nerveusement l’arrière du crâne quand elle sous-entend que mon état est lamentable. Je sais qu’elle ne dit pas ça pour être méchante, simplement parce qu’elle le remarque et qu’elle est inquiète pour moi, elle aussi. Je baisse les yeux vers le sol quand elle me demande pourquoi je réapparais comme ça et je comprends bien que la véritable question est de savoir pourquoi j’ai disparu au premier abord.
Je regrette presque de l’avoir contacté pour lui en parler, je sais bien que c’était ma seule carte de disponible, mais est-ce que je ne suis pas le pire beau-frère pour lui demander de partager ce fardeau. Quand ces mains se posent délicatement sur mes épaules, je sens les larmes commencer à grimper jusqu’à mes yeux, j’ai honte d’avoir à dire ça et toute la pression est en train de redescendre d’un coup, me vidant de toute mon énergie. Je ne peux pas retenir les gouttes qui commencent à perler au coin de mes yeux.

— Athé’, avant que je t’explique, je dois te demander de me promettre de ne jamais en parler à qui que ce soit. Surtout Khaïne ou Adam quand il sera plus grand. Ce que je te demande est égoïste au possible, mais je ne savais pas qui contacter d’autre, j’ai toujours eu confiance en toi…

Un long soupire s’évacue de ma bouche, j’ai l’impression d’être redevenu le gamin turbulent, parfois trop sensible et qui choisissait délibérément de ne pas raconter ses péripéties.

— J’arrive plus à dormir, ça me revient sans cesse comme un disque rayé, toutes les nuits c’est la même histoire. J-j’ai eu un accident de voiture, il y a deux semaines de ça. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je savais ce que je devais faire pour éviter ça, mais c’est comme si je voulais que ça arrive. Je sais plus quoi penser Athénaïs. J’ai peur de ne pas être assez bon pour éduquer Adam, il a déjà perdu sa mère et je n’ai pas l’impression d’être un bon père...

Je relève doucement les yeux, le visage noyé sous le flot incessant qui coule de mes yeux. Je suis à bout et si elle n’était pas là, sans doute que je me serais écroulé sur le sol. Je ne sais pas ce que je pourrais faire pour me pardonner, rien de tout cela n’aurait dû arriver, mais j’ai failli à ma première mission de parent : l’accompagner dans toute sa vie. Il n’aura un an que dans quelques jours, mais j’ai déjà l’impression de ne pas être à la hauteur.

— Je ne mérite pas d’être parent Athénaïs, je le sais. J’aimerais être comme Khaïne ou toi, peut-être que là je pourrais m’estimer capable d’être un bon père.

Je ne gère plus rien, à se demander si j’ai jamais réussi à gérer quoi que ce soit.

La gifle que j’ai reçue de ma belle-sœur m’a surpris sur le moment. Je ne l’avais jamais vue lever la main sur quelqu’un et je ne m’attendais tout simplement pas à ce que je sois le premier à en subir les conséquences. Les mots qui sortent de sa bouche vont presque aussi mal que le coup, même si ce qu’elle dit est censé me rassurer, j’ai encore du mal à me résoudre à le penser moi aussi. Ce qui me détruit le plus, c’est le visage qu’elle arbore, avant la colère résonnait la mélancolie. Même si c’est elle la plus apte à m’aider pour cette histoire, j’ai honte de lui faire vivre ça. Elle aussi, elle s’inquiète pour moi et sans doute que le stress de mon aîné joue aussi un rôle.
Je récolte une seconde gifle en écho avec ce qu’elle me dit. Les mots qu’elle emploie pour parler de la personne que j’ai aimée de tout mon être me paraissent froids. Je devrais probablement vouer une colère pour celle qui nous a abandonnés, mais je n’ai de cesse de croire qu’elle devait avoir ses raisons, quelles qu’elles soient. J’ai du mal à lui en vouloir, parce que des résidus d’amour continuent de refaire surface, j’ai de vagues souvenirs d’elle qui reviennent, des moments où nous nous aimions à la folie.
Elle termine par me dire qu’elle tiendra sa promesse, je ne sais pas si elle le fait pour moi ou parce qu’elle sait que ça fera plus de dégâts à ceux qui seront mis au courant, mais j’accepte sans poser plus de questions. Son aide me sera précieuse étant donné l’état dans lequel je me retrouve actuellement, pour terminer son poing s’est écrasé sur le haut de mon crâne, plus légèrement que les deux gifles qui sont survenues plus tôt.

Je soupire légèrement, les larmes ont fini par s’estomper et avec ça, j’arrive plus ou moins à reprendre mes esprits. J’imagine que coups qu’elle m’a assenés m’ont aussi remis les idées en place. Je ne sais pas trop quoi lui dire de plus ni comment la remercier de m’aider et d’être venue aussi vite.

— Je ne sais pas ce que je ferais sans toi ou lui. Je frotte ma main sur mon visage pour essuyer les dernières gouttes sur mon visage. C’est juste que c’est difficile de se sentir à la hauteur tout seul. J’ai vingt piges, je ne sais pas ce qu’il faut vraiment faire, j’ai l’impression de tout faire de travers. Je ne m’en rendais pas compte avant, mais j’étais peut-être trop jeune pour être père…

Je finis par prendre appui sur le mur derrière moi. Même si j’ai réussi à tenir jusqu’ici, la fatigue accumulée commence réellement à avoir raison de moi maintenant que j’ai pu me libérer de ce poids.

— Je sais que c’est osé de te demander ça, mais… Je cherche mes mots pour ne pas donner l’impression d’abandonner mon fils. Est-ce que tu pourrais prendre Adam avec toi, le temps que son anniversaire arrive… J’arrive plus à me concentrer sur rien et j’ai peur de le mettre en danger parce que je ne sais plus où donner de la tête.

C’est dur de m’entendre prononcer ces mots, mais si je veux être capable d’être là pour lui tout le reste de sa vie, je sais que j’ai besoin de ce moment pour faire abstraction de ce qui s’est passé il y a deux semaines.

— Je te rendrais la pareille, je te le promets, mais tout de suite, je ne suis pas en état…

Nouveau soupir alors que je l’implore du regard.

La pression semble être redescendue et Athénaïs m’offre un petit sourire maternel, rassurant. Elle m’assure que je ne suis pas le seul à avoir vécu ces épisodes de doute, à ne pas savoir si on est réellement fait pour être parent, qu’elle aussi elle était perdue. Je ne sais pas si elle me dit que j’ai été un bon soutien pour elle à cette époque simplement pour me faire sentir moins coupable ou si c’était réellement le cas. J’étais présent, mais je ne saurais pas dire si j’étais vraiment d’une grande aide, mes souvenirs sont assez flous, mais j’imagine que c’est plus simple quand on n’est pas complètement acteur de la situation. C’est sans doute une des raisons qui font qu’Athénaïs était la personne toute trouvée pour m’aider, si je n’avais pas eu le courage de l’appeler, sans doute j’aurais fini par sombrer, à coup de manque de sommeil et de cauchemars en tout genre.
Je ne tique pas quand je l’entends dire que le premier enfant est un peu brouillon, je pense comprendre là où elle veut en venir, mais ça ne semble pas complètement juste non plus. J’imagine que le brouillon, ce n’est pas l’enfant qu’on a, mais le parent que l’on est au début. Adam n’a pas encore un an et c’est probablement normal que je ne sois encore qu’une esquisse de ce que je voudrais être comme père pour lui, mais ça me tracasse énormément. Je n’en parle pas souvent, mais ces doutes filent bon train depuis qu’elle nous a quittés. Je n’ai pas l’impression d’avoir les épaules pour gérer tout ça seul.
Heureusement je n’aurais pas pu rêver d’une meilleure belle-sœur, elle m’assure qu’elle prendra soin de mon fils quand je ne serai plus en état. J’ose encore me demander comment elle fait pour se sentir capable de s’occuper de ses enfants et du mien. J’imagine qu’être à deux, surtout avec le tempérament de Khaïne, dois rendre les choses plus simples, mais tout de même. Sa main vient me caresser délicatement la tête, pendant qu’elle m’assure que le simple fait que je m’inquiète pour lui est une preuve que je suis un bon père et que si nécessaire, je peux l’appeler. Je me confonds en promesse, lui assurant que je trouverais un moyen de lui rendre la pareille quand je serais dans une bonne disposition pour.

Son petit rire me rassure doucement, elle ne semble pas se moquer de moi ou de ce que je viens de lui dire, on dirait juste qu’elle trouve la promesse futile. Après tout, dans la famille, on est toujours parti du postulat que le problème de l’un était celui des autres, mais jamais je n’aurais pensé avoir besoin d’eux pour ce genre de raisons. Sa requête est somme toute légitime. Je sais que mon silence radio n’a pas été très bien accueilli par mon frère, mais pour être honnête, je n’avais pas pensé à ce que ça pourrait provoquer concernant les enfants. Ils sont encore petits, Lily n’a que huit ans et Emil vient tout juste de souffler sa troisième bougie. Je n’imaginais pas que cela puisse les chambouler et je m’en veux silencieusement.

— Je te le promets. Ce n’est pas une parole en l’air, je vais me reprendre en main, pour eux, pour toi et pour Adam.

J’ouvre en grand mes bras pour venir la prendre dans mes bras, j’en avais sincèrement besoin, après tout ce dont j’ai pu me libérer aujourd’hui.

— Fini d’être un brouillon de père, de frère et d’oncle, je vais tout faire pour être la meilleure version de moi-même. Je lui glisse à l’oreille. Je ne pourrais jamais te remercier assez pour ce que tu as fait pour moi aujourd’hui Athé’.

Je termine l’accolade, un léger sourire aux lèvres.

— Je suis un bien piètre hôte, tu veux que je serve quelque chose à boire ?