Ça fait un moment que je pensais à prendre un apprenti. Je ne suis pas si vieille dans le monde du tatouage, mais j’en ai vu passer, des clients comme d’autres tatoueurs. J’ai parcouru une bonne partie de mon corps avec l’encre de divers artistes et je n’ai pour ainsi dire jamais regretté quoi que ce soit. Du plus horrible au plus appréciable, ils font partie de mon parcours, alors j’estime qu’ils ont leur place sur moi, peu importe la place qu’ils occupent ou la signification qu’ils ont réellement.

J’ai ouvert mon salon il y a un moment et plusieurs personnes sont venues dans la boutique pour avoir un coin à soi, mais personne n’a jamais complètement déplié bagages et dès qu’une meilleure opportunité se présentait, ils disparaissaient sans même dire merci ou quoi que ce soit. Je m’en moque un peu, mais ça me déçoit un peu. Enfin il y a le gamin, pas si petit qu’il n’y paraît en fait. Un peu comme Lalie, il a le même regard, celui de quelqu’un qui a vécu des trucs trop durs pour son âge. Je l’ai rencontré autour d’une conversation au bar, il parlait ce qu’il faisait. Il était un peu grossier, pas du genre à se laisser marcher sur les bottes sans faire trop d’excès de zèle non plus. Ça me suffisait, quand j’ai appris qu’il tatouait, je lui ai posé la question, je l’ai invité à venir passer un entretien au salon. Il était jeune, mais semblait s’y connaître.
Je l’ai vu entrer avec sa valise, troublé, il donne l’impression d’être réellement impliqué dans ce qui se passe et j’aime ça. J’attends qu’il m’appelle, il souligne qu’il a ramené son matériel et je le rejoins quelques secondes après. Claquant doucement des mains en le fixant.

— Je ne vais pas te manger, promis.

J’ai bien remarqué son âge, qu’il n’est pas habitué à passer des entretiens, quelque part je me demande si je suis vraiment sympa. Ma manière de tester un tatoueur est assez simple, je tends un bout de peau et je lui demande d’exercer, j’ai fini par apprendre à savoir celui qui pique assez profondément, qui ne tire pas assez sur la peau et tout ce qui va avec. Je lui fais signe de me suivre et l’amène vers l’un des espaces de tatouage, complètement vide.

— Déballe ton matériel. Tu as apporté un book ou quelque chose dans le genre ?

J’ai prévu de le payer et je compte le prendre dans le shop dès qu’il aura terminé, peu importe le résultat. Je veux juste voir ce qu’il est capable de donner sur le moment. Je m’étais décidée le jour où on en a discuté, mais je voulais vraiment donner une chance à quelqu’un, aujourd’hui c’est lui. J’attends qu’il ait terminé, mettant une musique de System of a Down en fond, assez bas pour qu’elle ne nous gêne pas.

— Je n’ai pas l’habitude de demander les infos classiques d’un entretien. J’ai tendance à croire qu’on apprend plus du vrai travail que par le dialogue. Les actes avant les paroles en somme. Alors, montre-moi ce que tu as dans le ventre.

Je m’installe dans le siège, lui tends mon bras et fais exprès de renverser le liquide du stencil pour ne pas donner réellement une idée de ce qu’il doit faire. Je ne sais pas ce qu’il interprètera là-dedans, mais j’ai hâte de voir ce qu’il a en tête.

— Laisse libre cours à ton imagination, je te fais confiance.

Il me suit, paraît beaucoup plus penaud et réservé que le jour où j’ai pu le rencontrer. Les personnes avec qui j’ai pu travailler jusqu’ici étaient pour la plupart plus vieilles d’une dizaine d’années que lui et même si j’appréciais leur travail, le caractère ne suivait pas. Beaucoup étaient trop confiants, méprisants, qui ne font leur job que pour le fric. Je le vois bien que ce petit jeune a la volonté de faire correctement les choses, il n’a pas l’expérience d’un pro, mais il s’en sort déjà pas mal, et tout ça, sans broncher.
Quand je lui demande s’il a un book, il m’annonce qu’il n’en a jamais fait, mais qu’il a un carnet rempli de flashs pour compenser. Ça ne m’étonne que moyennement, la plupart des débutants commencent par ça, c’est plus le fait qu’il ait des photos de projets cicatrisés qui m’étonne. Apparemment, ce n’est pas la première fois qu’il touche à un dermographe et même si je ne m’inquiétais pas trop de lui donner un emplacement sur le bras pour qu’il s’entraîne sur moi, mais le résultat sera peut-être plus probant que ce que j’imaginais. J’attrape le cahier qu’il me tend et le feuillette doucement. Son travail est loin d’être mauvais, il sait manier le dessin, sa patte ne me laisse pas indifférente, j’attends encore de voir ce dont il est capable une fois qu’il s’attaquera à mon bras.
Je dépose le carnet sur une des tablettes pas loin de moi, pendant que la musique résonne faiblement dans les enceintes et que je me contente de m’installer. Le stencil appliqué de manière barbare sur mon avant-bras, j’attends que le brun vienne faire son premier tatouage au Bloody Mary. Je l’observe légèrement, feignant l’indifférence, mais je suis ravie de voir qu’il semble l’être lui aussi par ma proposition. Sa remarque verbalise finalement ce sentiment, mon visage impassible a fini par se réduire un léger sourire satisfait. Il commence déjà à me prouver que je ne me suis pas trompée sur son compte, il a l’air d’en vouloir, il a l’envie de s’entraîner, d’apprendre. Il aime ça, ça se sent et je ne pouvais pas rêver mieux comme premier apprenti.

Après être parti se laver les mains pour la seconde fois, il revient à mes côtés, appose l’un des stencils, qu’il avait préparé en amont, sur la zone que je lui ai dédiée. Je jette à peine un regard sur le dessin qu’il a à me proposer, ne veillant seulement à ce qu’il ne dépasse pas ce que je lui ai donné comme place. Je ne me fais pas trop de soucis sur ce qu’il a pu choisir comme design, de ce que j’ai pu voir dans ses flashs, rien ne semblait être contraire à ce que j’affiche sur mon corps.
Mon sourire s’élargit un peu plus quand il me prévient qu’il va commencer, même si je connais par cœur le processus, c’est toujours agréable de voir qu’il est prévenant et qu’il n’y va pas à l’arrache comme certains. Je n’ai pas prévu de le bousculer et de lui donner des conseils tout de suite, je préfère attendre de voir comment il se débrouille tout seul pour la première fois dans un salon de tatouage, avec la pression que cela implique pour lui. Après les quelques premiers coups d’aiguilles, je vois déjà en lui quelque chose de prometteur, il est déjà disposé à discuter pendant la séance, tout en continuant à se concentrer sur sa tâche ; il complimente l’aménagement du salon et me demande depuis combien de temps celui-ci est ouvert.

— Ça fera bientôt deux ans, le… Je fais mine de réfléchir, alors que j’ai la réponse exacte en tête. 19 août. En tout cas, contente que l’endroit te plaise.

Je tourne un peu plus mon attention vers mon avant-bras, commençant malgré moi à regarder à quoi ça commence à ressembler. Ma curiosité aura finalement pris le dessus, mais ce que je vois est loin de me déplaire. Même si au ressenti, il y a des endroits où il a tendance à piquer un peu trop profondément, mais rien d’alarmant, juste assez pour que je le sache, pas assez pour que ça devienne un problème.

— Et toi, dis-moi, Helios. Ça fait combien de temps que tu tatoues ?

J’imagine qu’il n’a pas attendu la majorité pour s’y mettre, sinon il n’en serait pas encore là. Je m’en moque pas mal, tant qu’il convient à mes attentes et à la manière dont il travaille, j’en déduis sans mal qu’il a déjà passé sa formation d’hygiène, un autre bon point pour lui. Je finis par m’attarder un peu plus sur la pièce qui se dessine sur mon bras, une dague dans un style gothique.

— En tout cas, je peux t’assurer qu’avec un dessin comme celui-ci, tu vas faire une heureuse.

Je ne le laisse pas savoir que la personne dont je parle, ce n’est pas moi, mais bien de Lalie, la même qui rythme ma vie au même tempo que la sienne.