DO YOU THINK YOU WEAR A MASK

Bien que la météo martienne n’ait rien à voir avec celle terrestre, Aaron se sentait plus maussade à l’approche de l’hiver. Quelques vieux souvenirs - mauvais, bien sûr, comment pourrait-il en être autrement ? - lui faisait craindre, chaque année, l’approche des temps rudes alors qu’il n’avait pas de raison de les redouter.

Les saisons n’existaient même pas vraiment, sur Mars. La météo n’était, finalement, que pâle copie de ses humeurs : fluctuantes, mais inlassablement ternes ; maussade.
Le ciel n’avait pas le moindre éclat et seul son habit nocturne valait la peine de s’y intéresser.

Heureusement - si tant est qu’il puisse s’en réjouir - il existait toujours des personnes prêtent à s’accaparer cette brillance, se faisant solaire parmi ce monde terne.
Eden, peut-être, pouvait être compté parmi ces êtres. Aaron, lui, préférait s’en écarter, les observant avec tout le mépris qu’il éprouvait pour cette répugnante joie de vivre - qu’elle soit vraie ou non ; après tout, il était le premier à simuler.


Le nez plongé dans un pavé littéraire que tout inculte dénué d’intérêt pour la psychologie humaine jugerait d’ennuyeux - tandis que lui affirmerait que ce sont eux, qui sont d’un ennui terrible - le médiateur parvenait à oublier toute existence autour de lui. Parvenait car, dès lors qu’une main s’agita vigoureusement devant ses yeux, appelant son nom à plusieurs reprises, son esprit revint brutalement à la réalité.

Kaith, dans ses habits aux couleurs vives, abordait un sourire stupidement ravi, comme s’il était fier d’agir comme un enfant particulièrement insupportable.
Était-ce l’image que donnait Eden aux aigris comme lui ? Il s’en désespérait lui-même.

Il n’y avait définitivement pas de quoi se réjouir de l’existence des êtres solaires.

Si la contrariété avait tendu ses traits et froncé ses sourcils, ce fut la surprise qui occupa l'essentiel de son expression, lorsque son regard se posa sur le garçon. L’hostilité aurait gagné sa place si Aaron, depuis le temps, ne savait pas se contrôler suffisamment pour camoufler son agacement derrière un sourire.

Kaith. Cela fait longtemps, en effet. Pas assez à son goût, pourtant. Pour lui, qui n’avait déjà de cesse de fournir des efforts afin d’être agréable, côtoyer quelqu’un d’aussi jacasseur que cette carotte s’avérait épuisant. J’espérais terminer ce chapitre ce soir, mais si tu le souhaites, nous pouvons dîner ensemble après. Il espérait, un peu utopiquement, que délai décourage le plus jeune, mais si tel n’était pas le cas, il s’abandonnerait à la corvée de lui tenir compagnie pour un repas.

Aaron ne cuisinait jamais, mais bien mal lui aurait pris de le préciser, alors que Kaith l’ensevelissait de questions dont il n’attendait pas les réponses. Il survolait la conversation, avec l’amabilité qu’il savait feindre - fort heureusement, car ne lui manquait pas l’envie de l’envoyer balader.

Dire qu’il avait osé espérer une soirée calme et solitaire.

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Intérieurement, il poussa un soupir. Quelque soit son excuse, il avait probablement été trop beau d’espérer pouvoir échapper à Kaith ; celui-ci venait justement de révoquer celui qu’il lui avait servi. Commençant à le connaître, Aaron ne doutait pas qu’il soit effectivement capable de patienter à ses côtés, le fixant de ses grands yeux ambrés, jusqu’à ce qu’il ferme son livre d’impatience - car non merci, le voir patienter ne le mettait pas d’humeur à continuer à lire.

Il ne souhaitait pas d’enfant et cela le confortait dans cette idée. Heureusement, le jeune homme avait beau en adopter parfois le comportement, il ne disposait pas moins de l’intelligence d’un adulte - et bien qu’il semble le cacher, le médiateur ne doutait pas qu’il le soit même davantage que de nombreuses personnes.

Tu sais quoi ? J’aurais tout le temps de le finir, plus tard. De sa voix chantante, il joignit le geste, refermant le livre qu’il tenait encore entre ses mains - non sans regret. Mmh, réfléchit-il, les yeux dans le vague. S’il voulait manger quelque chose en particulier ? Il y avait des jours où le fait de pouvoir choisir lui paraissait encore étrange. Chanceux, même. Ce qui ne le rendait pas moins avide de cette variété, bien au contraire.

Kaith interrompit sa réflexion, de nouvelles questions plus étranges les unes que les autres. Un léger froncement de sourcil marqua son doute ; essayait-il réellement de se montrer subtil ou était-ce volontaire ?
Ne cessait-il jamais de parler, d’ailleurs ?

Je n’aime pas tellement ce qui est relevé, répondit tout d’abord le blond, en feignant de ne pas comprendre. Ni être surpris d'un goût ; cette fois, la réponse comprenait le même double sens que la phrase à laquelle elle faisait écho. Que dirais-tu de manger japonais ? Ça fait longtemps que je n’ai pas goûté de katsudon. Et malgré l’ennui qu’il éprouvait à jouer, nul ne l’aurait accusé de faire semblant.

Sauf un peu bon détective, peut-être ?

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Son sourire se figea, ses traits se crispant furtivement à l’écoute des paroles de Crosszeria. Le pire étant qu’il ne pouvait douter de la véracité de ses propos et imaginer le bruit disgracieux - naturel, certes, mais Aaron tolérait beaucoup moins facilement ce qui venait des autres que de lui-même - d’un estomac venant interrompre sa lecture suffisait à l’importuner.

Pour sûr, répondit-il sur le ton de l’humour, bien qu’il soit, cette fois, parfaitement sincère. Je regretterai qu’on en vienne à croire que je te laisse mourir de faim. Oh, comme ce serait ironique, ça aussi. S’il pouvait éviter de plaisanter sur la famine, il se rendrait service à lui-même ; heureusement, il parvenait à en parler avec légèreté.

Aurais-tu peur que je me lasse de toi, Kaith ? Si la boutade paraît, une fois de plus, innocente, Aaron n’en a pas moins visé dans l’espoir de toucher sa cible. Convaincu que son ami cherche à lui faire passer un message subliminal, il supposa qu’il lui fallait attaquer à son tour. Feindre l’innocence restait la bonne tactique, mais en essayant de déstabiliser son adversaire, cette fois. Je ne suis toujours pas habitué à tes fantaisies, si c’est ce qui t'inquiète. Et là encore, il était plus sincère qu’il ne voulait le paraître.

Avec plaisir. Je te revaudrais ça, s’engage le blond en priant, pourtant, de pouvoir échapper à ce futur supplice - qu’il exagère, sûrement ; Kaith n’était pas de si mauvaise compagnie que ça. Pour l’heure, en tout cas, il n’avait déjà plus d’autres choix et il emboita le pas du susnommé, après avoir déposé le livre avec dépit.

Il se contenta de récupérer sa veste, avant de quitter le QG pour se mettre en quête du restaurant. Oh si, il y en a toujours, poursuivit-il la conversation, durant le trajet. Des questions un peu trop personnelles, aussi. Ah, peut-être qu’il essayait encore de le viser, indirectement, tiens. Mais ce sont les inconvénients du métier. Il haussa les épaules, comme si ça ne le dérangeait pas particulièrement - ce qui était à moitié vrai. Tu viens souvent dans ce restaurant ?

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Aaron était habitué à jouer double jeu. Eden lui était devenu si naturel qu’il n’avait à réfléchir pour en porter le masque ; seulement à se retenir de laisser le naturel revenir. Il était plus rare, cependant, que le jeu soit partagé.

Que Kaith bluff derrière ses airs enfantins ne le surprendrait pas. Le médiateur savait distinguer l’intelligence dans son regard, plus profonde que celle d’un simple mioche brillant de malice. Néanmoins, il avait la sensation, aussi amusante que troublante, qu’il était en train de le provoquer. Par simple divertissement ou pour le pousser à la faute ? C’était la question à laquelle il souhaitait répondre.

Je suis las de bien des choses, Kaith, mais de toi ? Comment pourrai-je. Menteur, persifle la voix de sa raison. Mais s’agissait-il vraiment d’un mensonge ? Kaith parvenait, sans le moindre doute, à l’agacer. A le fatiguer, aussi. Le lasser, par contre ? Le terme ne serait pas exact car, mine de rien, il parvenait toujours à lui faire passer le temps. Aaron n’irait pas jusqu’à croire qu’il pouvait s’attacher au détective, mais il s’était au moins habitué à sa présence. Même ta couleur de cheveux, n’est pas banale. Il avait déjà vu plus fantaisiste, bien sûr. Il n’y avait qu’à voir les cheveux de leur propre chef, tiens. Mais cette unique mèche rouge, dans ses cheveux blancs ? C’était comme une petite surprise, dissimulée à ceux qui ne l'observeraient pas du bon côté.

Au clin d’œil, il répond d’un sourire complice, alors qu’intérieurement il se flagelle de se donner ainsi en pâté. Pour sûr, Kaith n’oubliera pas cette promesse d’un autre dîner. Le chemin jusqu’au restaurant, néanmoins, lui fit oublier ses déboires et, plus précisément, leur conversation. Oh, oui. Certains sont trop bavards pour leur propre bien, répond-t-il, l’air sournois. Ca n’est pas toujours intéressant, malheureusement, la plupart ne font que me raconter leurs déboires ou leur vie idiote. C’est d’un ennui. Ah… N’était-il pas censé écouter ses clients avec bienveillance, sans se plaindre ? Bah. C’était effectivement ce qu’il laissait paraître devant eux, mais ça ressemblait assez à Eden de les mépriser en secret.

Il hocha la tête, quant au fait que Kaith comptait goûter à d’autres plats du japonais, arrivant finalement sur les lieux. Le médiateur fut satisfait de constater que la table à laquelle on les installait était plutôt discrète. Plus ou moins… Si tu veux goûter quelque chose d’assez typique, je te conseille de prendre un donburi ou des soba. On peut se partager un plat de sushi, aussi, si tu le souhaites ? Ses conseils offerts, il laissa le temps à son confrère de consulter le menu à sa guise, avant d’interpeller le serveur.
….qui l’ignora, visiblement.

Il ne l’avait sûrement pas vu. Tout simplement.

Il lui laissa le bénéfice du doute, revenant à la charge lorsque le grossier personnage passa à nouveau près d’eux.
…sans succès encore. Ce qui commençait réellement à le faire grincer des dents.

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Sans vouloir te décevoir, j’entends davantage parler de leur vie privée que de leurs méfaits juridiques. Il s’agissait là d’une vérité qui l’arrangeait. Les renseignements dont disposait Aaron avec son travail s’avéraient plus proches des ragots que des informations qu’espérait obtenir Kaith. S’il venait, cependant, à apprendre des choses plus utiles, il aimait autant s’abstenir de toute promesse quant à leur partage.

Aaron aimait en savoir plus que les autres ; posséder les faiblesses d’autrui et se savoir l’un des seuls - si ce n’est le seul - à en connaître les secrets.
Il en tirait un pouvoir qui se contentait de le griser, puisqu’il n’en faisait rien de plus que de se satisfaire de cette sensation de puissance.

Si les concernés essayaient, un jour, d’inverser le rapport de force, l’hôte aurait de quoi leur rappeler leur position. C’était là une raison bien suffisante pour lui de garder leurs cachotteries les plus honteuses.

Mais si j’apprends quelque chose susceptible de t’intéresser, je n’hésiterai pas à t’en faire part, mentit-il, finalement.

Leur commande décidée, encore fallait-il qu’ils parviennent à l’énoncer ; un défi bien difficile à réaliser, avec un serveur qui ne semblait pas décidé à les remarquer. A le remarquer, du moins, comme le compris Aaron lorsqu’il approcha dès que Kaith l’eut appelé.

Se sentir ainsi ignorer le poussait déjà aux retranchements de sa patience, mais s’il parvenait encore à masquer son irritation, c’était avant de voir son comportement auprès d’eux. L’homme était désagréable, presque obscène ; le blond ne supportait pas la manière dont il l’avait regardé. Il ne s’était pas retenu de le dévisager, lui aussi, se plaçant sur la défensive.

Eh bien, tu sembles lui avoir taper dans l’œil tu ne trouves pas… ? Aaron ne parvint pas à goûter à la plaisanterie, cette fois. Ça m’a tout l’air d’être un imbécile, fit-il, pour toute réponse, ne parvenant pas à masquer le dégoût qu’il éprouvait à son égard.

L’incident aurait pu être balayé tout aussi vite, mais c’était sans compter sur le retour de ce crétin avec, pour ne rien manquer, le mauvais plat. Le sien, bien sûr.
Dites, intervient-il avant qu’il n’ait le temps de s’éloigner. Il lui barra le passage de son bras, tendant l’assiette que le serveur manqua de renverser en voulant décamper. Vous pourriez au moins faire l’effort de prendre ma commande en considération ; ce n’est pas ce que j’ai demandé. Qu’il ne vienne pas lui faire croire qu’il ne l’a pas remarqué, cette fois.

Laissant partir l’homme afin qu’il rattrape son erreur, le médiateur reporta son attention sur son voisin de table et le plateau de sushi, faisant comme si de rien n’était./div>