Le corps comme celui d'un mort froid entre les draps. Le long d'une colonne vertébrale courbaturée, aucune chaleur ne voulut l'enlacer. La lumière de l'écran portable attaqua ses paupières closes et la main de Ceres, encore en proie à la paresse, se raidit, tendue vers le téléphone pour le relever et déchiffrer de ses yeux à peine réveillés les pixels minuscules qui s'étaient affichés sous le nom de Cosmo.

Que pouvait-il bien vouloir, en ces heures matinales ?
Elle était allée voir Solar la veille, et il n'avait pas mis longtemps à réagir. Était-ce de ça, dont il s'agissait ?

Ceres avait fait de drôles de rêves. Des rêves dans lequel le corps froid n'était pas le sien mais celui du seul qui régissait encore l'existence.
Solar n'avait plus de solaire que le souvenir qu'il laissait derrière lui.
Elle en avait eu la gorge serrée et des nausées.

Un message glissa jusqu'au com de Cosmo et Ceres s'extirpa de son lit péniblement. Sous l'eau brûlante de sa douche, elle se répéta dix fois qu'il ne s'agissait que d'un rêve absurde et qu'elle rendrait visite à Solar au soir, juste pour être sûre.

Le temps lui parut long.
A la table du petit-déjeuner, les fruits dans une corbeille et une tasse de thé dont la porcelaine réchauffait doucement ses mains, Ceres attendait. Lorsque la sonnette de l'appartement retentit, elle se dirigea vers la porte, pour détailler de son regard un Cosmo visiblement pressé.
Peut-être inquiet ? Consterné.

Bonjour, Cosmo.

Elle l'invita à rentrer, et bâilla sans retenue, le dos de sa main devant la bouche.

Que me vaut l'honneur de ta visite avant même que l'après-midi n'ait point ? C'est rare de te voir ici.

Elle se dirigea naturellement vers la table d'où elle était partie, en lui indiquant une chaise d'une main lâche. Sa voix, comme précisant un détail, ajouta,

Je t'en prie, assieds-toi.

Silence.
Les lèvres scellées, le regard grave, le souvenir de Duke Hawkins lui fit froid dans le dos. La porcelaine brûlante n'y changeait rien, le thé qui coulait dans la trachée ne saurait faire oublier les images qui l'ont hantée la nuit passée.
Mais Duke Hawkins n'avait rien à voir avec les délires nocturnes d'une Ceres préoccupée.

Pas vrai ?

Elle sembla troublée.

Intéressante. C'est le mot.

Ceres était devenue glaciale.
Elle aurait préféré parler d'autre chose, de la pluie, du beau temps.

Et je crois que vous êtes en danger.

Elle s'attrapa l'arête du nez, les sourcils froncés, la mine renfrognée. Le regard s'évada vers une fenêtre qui donnait sur le parc d'en face. La nausée ne voulait pas disparaître.

Écoute, je ne sais pas ce que Solar t'a dit. Ca faisait des semaines que j'étudiais ce mec, je n'ai rien trouvé sur lui, il n'a aucune existence sur Mars avant l'année passée. Je suis allée déterrer toutes les informations que j'ai pu trouver, c'est un fantôme. Il travaille de compagnies en compagnies, garde un travail pendant quatre jours, en trouve un autre, abandonne son poste, ... Un de ses patrons est mort. Et je ne crois pas que ce soit un hasard.

Ceres commença à réaliser qu'il ne s'agissait pas que d'elle. Que si les informations qu'elle avait récoltées étaient cruciales, elles étaient aussi dangereuses. Elle serra ses mâchoires. La colère grondait à l'intérieur.

Je n'ai aucune preuve que ce qu'il dit est vrai. Seulement que c'est un déséquilibré et mon intuition que ce qu'il déblatérait est la vérité. Il imaginait probablement que je ne le croirais pas. C'est un excentrique qui essayait de m'impressionner.

Elle poussa sa tasse plus loin sur la table, visiblement écœurée.

Il prétend être un assassin venu de la Terre, probablement envoyé par le Staff. Ils veulent faire tomber les gangs. Et il a avoué que Cement Juice était à Venus Ville sous le nom de Alfred.

Elle planta son regard dans le sien.

Cosmo.

Elle semblait inquiète.

Protège Solar.

Dans l'esprit alambiqué, le fracas des pensées sous le crâne, les émotions chaos faisaient loi. Vertige immédiat, la nausée reprit, la tête lui tournait et la fièvre commença. Le corps ne mentait pas, quelque chose planait au-dessus d'eux et Ceres accusa sa paranoïa.

Cosmo et Solar n'avaient jamais douté d'elle, quand bien-même son déséquilibre mental n'était plus à prouver. Elle parlait fort et tempêtait de tous les côtés, s'abandonnait à l'hystérie lorsque les émotions l'attrapaient à la gorge et froissait tous les codes de la bienséance, mais ils avaient confiance en elle. Si cet état de fait la dépassait, elle en était reconnaissante. Ils ne l'avaient jamais traitée comme une folle, ou une enfant, si bien qu'elle s'engorgeait de plus de tendresse lorsqu'il s'agissait d'eux.

Et de patience, parfois.

C'est ça, le problème. Je ne le connais pas. Et ce n'est pas pour moi que tu devrais avoir peur.

Duke Hawkins avait mentionné au moins trois fois l'idée de la tuer, et ne l'avait pas fait. Elle savait qu'elle ne courait aucun danger, mais qu'elle en faisait courir aux autres. Elle était persuadée de ne rien craindre de sa propre intégrité, mais était mortifiée à l'idée que Duke Hawkins existe dans un autre prisme que leur bulle privée - celle où ils n'étaient qu'eux deux et que personne d'autre ne pouvait être concerné.

Car Ceres se défendait très bien elle-même.
Elle guettait tellement le moindre danger que rien ne pouvait lui arriver sans qu'elle l'ait calculé.
Tous les jours, elle faisait la liste de toutes les personnes et tous les événements malencontreux qui pouvaient lui faire perdre la vie.
Rien ne pouvait la surprendre.

Mais elle ne pouvait pas obliger les autres à être habité de la même paranoïa absurde qu'elle s'imposait à elle-même.

Était-elle absurde, sa paranoïa ?
Était-elle démesurée ?

Il faut me croire, Cosmo. Je sais que je dis ça à chaque fois, je sais que je me méfie trop de tout tout le temps mais promets-moi d'être prudent.

Elle se tritura les mains, visiblement agacée.

C'est la première fois que je lui parlais. Je l'ai seulement... observé.

Elle jeta un coup d'œil aux douze carnets achevés rangés sur son bureau derrière elle. Douze carnets de notes où elle inscrivait les informations et observations de toutes ses recherches.
Depuis sa mort, et particulièrement depuis celle de son mari, elle n'avait eu de cesse de consigner sur ces pages tout ce qu'il était pertinent de savoir sur toutes les personnes qui avaient un jour croisé sa route.
Il y avait un chapitre sur Solar, il y avait un chapitre sur Cosmo. Et une centaine d'autres avec d'autres patronymes et d'autres informations.

Duke Hawkins n'avait que quatre lignes.

Je ne suis pas en danger. Je suis peut-être la seule à ne pas l'être. Parce que vous, vous ne faites pas assez attention.

Elle semblait en colère.

Et sans sa faculty, Solar est impuissant, bon sang. Ne parlons même pas de Hestia. On est vulnérable, et ils le savent.

Ceres n'avait qu'une parole.
Quand bien-même elle était une menteuse invétérée, elle ne faisait jamais de promesses, car elle les tenait toujours.
Alors lorsqu'il lui demanda de l'informer, elle se tut.
Ne ferait aucune promesse qu'elle n'était pas sûre de tenir.

Tu as sûrement raison.

Et pourtant, elle n'était pas sereine.
Savaient-ils si bien se défendre qu'ils le prétendaient ?
Étaient-ils orgueilleux au point de penser que "savoir se défendre" était quelque chose sur lequel on pouvait se reposer ?

Au bout du compte, il ne la prenait pas assez au sérieux.
Ou alors se sentait-il si impuissant qu'il en était à ce point où il pensait qu'il n'y avait rien de plus à faire ?

Quels sont les ordres ?

Solar n'en avait donné aucun.

J'ai son numéro.

Elle avait pris ses dispositions, elle aussi.

A peine l'eut-il demandé que Ceres s'exécuta. Tendant la main pour qu'il lui confie son com, elle enregistra le numéro de Duke, en l'énonçant à voix haute.

Duke Hawkins.

Elle rendit son téléphone à Cosmo.
Et pendant une seconde, le silence régna. Devait-elle lui dire ?
Elle se racla la gorge.

Dis, Cosmo.

Il sait où j'habite.

Mais décida de ne pas l'inquiéter davantage. Il avait déjà beaucoup à penser, et Ceres pouvait bien se débrouiller seule.
Croyait-elle.

Rien, laisse tomber.

Alors elle attrapa la hanse de sa tasse encore abandonnée à la table de son petit-déjeuner, et la fit tourner sur elle-même.

Tiens-moi au courant, d'accord ?

Avait-elle fait une erreur en s'intéressant à Duke Hawkins ?
Quand bien-même elle avait récolté des informations intéressantes, elle se sentait en danger - les sentait en danger, tous.