Beauté ... ?

Sa voix claqua dans un rire narquois et sec, et son visage, d'un sourire habillé, se ravissait d'une lumière qui semblait éteinte jusque là.

Assise au comptoir, les deux mains croisées sur le bois vernis et vieilli, elle était habillée d'une robe marron dont les longues manches étaient ouvertes sur ses épaules et de mocassins cirés. Elle s'était débarrassée de son manteau aux vestiaires et lorsqu'elle penchait la tête, elle pouvait entendre parmi tout le brouhaha ambiant le tintement de ses boucles d'oreille, deux anneaux dorés entremêlés de chaque côté. Cela faisait des années qu'elle n'avait plus porté ces bijoux en toc dont la peinture s'était écaillée avec le temps. Quand bien-même les présents de Orion remplissaient toujours les boîtes de sa commode, elle avait eu un élan de nostalgie pour l'adolescente qu'elle était à une époque où l'argent manquait et où les moyens pour s'en procurer étaient limités à sa seule anatomie. Ces apanages à la peinture écaillée lui procuraient une forme de sécurité morose qui lui convenait bien. Se rappelait à ce temps où elle n'avait pas les mains peintes du sang de celui qu'elle avait aimé trop longtemps, à en crever.

Cette attitude ne te va pas au teint. Tu ne m'as pas l'air d'un grand séducteur.

A en juger par son ratio grognements-paroles, il avait moins l'air d'un charmeur que d'un animal. Mais elle nota qu'il avait fait l'effort.

Ce sera un kir royal.

Elle posa un coude sur la table et posa sa joue dans le creux de sa main.

J'imagine que tu n'as pas le droit de consommer pendant ton service ?

Sauvage. Le mot s'étranglait dans la gorge de Ceres, et il siffla entre ses lèvres une note de dégoût. L'acidité montait si vite que le sourire s'était transformé en quelque chose de plus caustique, et un regard de sa part balaya la salle.

Sauvage. Elle avait horreur de ces mots qui tendaient à croire qu'ils étaient incivilisés. Combien de fois lui avait-on reproché de l'être ?

Ne t'y trompes pas. Ce sont eux, les animaux.

Et presque immédiatement, elle reprit son sourire aussi lumineux que le précédent, et pencha la tête vers Callum.

Très bien.

Ignora son avertissement quant aux poivrots du bar.

Sers-moi ce que tu bois, dans ce cas.

Son regard, machinalement, suivait l'exécution des mains de Callum. Chaque verre qu'il déposait aux autres clients, la pompe qu'il tenait fermement, les nerfs et les muscles contractés de ses phalanges qui se refermaient sur le verre. Lorsqu'il revint vers elle, elle eut l'air de sortir de ses rêveries.

Hm ?

Elle pencha la tête de gauche à droite, à la recherche d'une nouvelle histoire à raconter, et se mit à remplir l'espace.

Je suis amnésique et je suis à la recherche de mes souvenirs perdus. Je suis mon instinct qui m'a guidée jusqu'ici.

Mais elle sembla insatisfaite.
Peut-être l'idée d'être une pauvre ingénue ne lui convenait que trop peu.

Ou bien je suis à la recherche d'un certain homme qui m'a brisé le cœur et je dois me venger de lui.

Chaque histoire lui donnait une image faible qui ne lui seyait pas.

Et si je te laissais décider ? Raconte-moi pourquoi je suis là, ce soir. Mais ne me parle pas de destin, ces histoires m'ennuient.

Lorsque le second verre arriva à ses doigts, Ceres en inspecta le contenu, le regard un peu vide, le visage un peu morose. Elle sautait d'une expression à une autre comme si cela ne voulait rien dire, au gré des humeurs qui la traversaient. Une seconde elle était triste, l'autre elle était heureuse.

Un sourire doux éclaira le coin de ses lèvres lorsqu'il prétendit ne pas lui avoir brisé le cœur. Encore fallait-il qu'il y en ait un à briser, car Ceres considérait son palpitant en miettes et ne cherchait pas à le réparer. Elle avait enfermé ça trop loin au fond d'elle-même pour en avoir quelque chose à carrer.

Elle se laissa bercer par les histoires dont il l'affublait, et sembla se prendre au jeu. Quelque chose semblait ravi sur son visage, une sorte de lueur tendre qui se dégagea de son regard. A l'évocation de ses boucles d'oreille, elle fit passer ses doigts sur les dits anneaux, pour donner corps à son récit.

Si je travaillais pour ton patron, je ne me serais pas risquée à le traiter d'animal dans son propre établissement.

Elle prit une gorgée de Jack Daniel's.

Et si je venais pour t'embaucher ?

Posa, elle aussi, ses bras sur le comptoir, après avoir déposé le verre et déplacé le bol d'olives un poil à côté.

Quelle serait ta réponse ?

Avant même qu'il n'ait le temps de la lui donner, elle se para d'un rire, léger, et reprit la parole presque immédiatement.

Oh, non, tu ne ferais pas tous ces efforts pour t'adapter aux exigences de ton patron si tu ne tenais pas tant à ce boulot.

Elle aussi, elle se mettait à raconter l'histoire de son interlocuteur. Elle se releva légèrement, posa un seul coude sur le bar tandis que l'autre main attrapait le kir. Elle en prit une gorgée, avant de reprendre, et redéposer son verre.

Mais ce n'est pas le revenu qui t'intéresse. Un animal n'a pas besoin d'une niche de luxe.

Quelqu'un avec une si basse opinion de lui-même ne pouvait pas avoir des rêves d'élévation - l'argent n'était pas un moteur.
Si la question posée à Ceres était située sur un seul soir, la sienne était plus étendue. Son regard attrapa le sien.

Quelle est la raison de ta présence ici, tous les soirs ?

Ceres.

Pendant un moment, le temps s'arrêta.
En suspends du regard de la bête à celui de Ceres.
Repris son cours lorsque le contact se rompit, pour que ses yeux échouent dans le vide entre les tablées bruyantes, où un verre venait de s'exploser contre le plancher.
Un sourire décora le visage de Ceres lorsqu'elle appuya un coude contre le comptoir.

On dirait que tu vas devoir me fausser compagnie à cause des autres animaux de ce bar.

S'il voulait être appelé un animal, elle n'irait pas contre sa volonté. Quand bien-même il ne s'agissait pas du reflet de sa propre pensée.

Son regard l'accompagna jusqu'à ce qu'il atteigne les lieux du crime, avant de le laisser à sa tâche.

Lorsqu'il revint, les deux verres étaient vides, quelques olives avaient été mangées, et un pauvre inconscient deux tables plus loin avait commencé à s'approcher.
Mais à peine s'était-il donné le courage de tenter sa chance avec l'inconnue assise au comptoir qu'il s'arrêta en chemin lorsque le barman revint à son poste.
Du coin de l'œil, elle avait tout observé. Jusqu'à son dos courbé qui partait se rasseoir à sa table.

Tu tombes à pic. Tu m'as fait échapper à la corvée de devoir remettre un ivrogne trop courageux à sa place.

Même après avoir sifflé ses verres, Ceres était parfaitement lucide.
Ce n'était pas tant une question d'endurance, mais de contrôle.
Il lui en fallait beaucoup pour abandonner l'hypervigilance dont la mort l'avait gratifiée (maudite).

Que bois-tu ensuite... Si je puis demander ton nom en retour du mien ?

Ses ongles dessinaient des esquisses abstraites et invisibles sur le bois du comptoir, alors que son regard grimpait à nouveau au visage de son interlocuteur.

Quant à ta question...

Elle sembla réfléchir, les yeux relevés, comme si elle s'apprêtait à inventer un nouveau mensonge. Ce qui lui vint, cependant, n'en était qu'à moitié un.

Je n'aime pas tant voir le monde tourner. J'aime observer. Mais je n'observe pas n'importe qui. Le monde ne m'intéresse pas. Quelques uns de ses occupants à peine sont intéressants.

Déposa à nouveau son regard sur le barman en prononçant la fin de sa phrase.

Ses doigts étaient allés se réfugier à triturer les anneaux à son oreille droite, un regard décrivant la silhouette pathétique de celui qui était parti se rasseoir. Combien d'hommes de ce genre avait-elle dépouillé en échange de sa propre dépouille ?
Le regard plein de fièvre, entre les lèvres un souffle rauque mais presque imperceptible, Ceres était un peu animale à sa manière, guidée par son instinct et née sous l'astre de la colère.
Nourrissait une profonde haine envers ceux qui l'avaient autrefois déshabillée.

Ceres était capable de tuer.
Pour se soustraire à la honte qu'elle ressentait quand son regard se déposait sur ceux-là qui avaient été chacun, à leur façon, un peu ses patrons.

Mais lorsque la voix de Callum la rattrapa, les colères s'adoucirent.  
"Personne ne viendra t’emmerder tant que je serais au bar." disait-il. Comme si elle n'avait plus à ériger ses propres défenses. Il était là.
Un sourire s'anima sur ses lèvres.
Et elle ne regarda plus l'ivrogne une seconde.

Il y a une semaine, j'ai vu un homme en fracasser un autre au sein de ce bar. Je suis sûre que l'un des deux travaillait ici. Son patron n'a pas du apprécier qu'un de ses clients se fasse tant malmener, et il a sûrement du le menacer de le virer s'il ne se comportait pas différemment. Mais moi, je l'observais.

Un rictus au bord des lèvres.
Elle n'allait pas lui laisser le temps de répondre avant sa seconde histoire.

Il y a trois jours, je me suis rendue dans un café. J'ai commandé deux cafés. Un pour moi, un pour celui qui déposa un couteau devant moi en me signifiant qu'il me découperait bien comme un boucher le ferait avec sa viande. Il sait probablement où j'habite, et s'imagine peut-être me chasser. Mais moi, je l'observais.

Elle faisait tourner le liquide dans un mouvement circulaire du poignet en tenant son verre par le haut.

Ceux que j'observe sont habités par une même constante.

La violence.
Son regard se figea dans celui de Callum.

Tu avais raison en disant que j'étais ici pour une raison. Mais il ne s'agit d'aucun homme qui m'aurait brisé le cœur, ni d'un intérêt professionnel.

Elle avala une gorgée avant de déposer le verre dans un bruit sourd sur le comptoir.

Ce soir, j'observais.

Était-elle fracturée ?
En miettes.
Elle observait sans raison, elle observait pour observer. Elle était là par hasard, s'était égarée, elle n'était pas amochée.
Détruite.

Un rire déguisa ses lèvres.
Mes fractures ne te regardent pas.

Crois-tu que celui qui observe l'animal se débattre dans sa cage soit celui qui souffre d'être enfermé ?

Ceres ne cherchait pas ses pairs, elle ne cherchait pas ceux qui lui ressemblaient. Elle siffla son whisky d'une traite, noya quelque part au fond de sa gorge les souvenirs du corps inanimé de son mari sur le marbre de la cuisine et le froid qui parcourait sa colonne vertébrale.

Elle avança le verre vide vers lui.

Le prochain est pour moi.

Puisque le whisky était celui de Callum.

Ce sera un Daiquiri.

Elle fit danser ses ongles sur le comptoir, comme un mouvement réflexe pour rassurer son système nerveux agité. Ses yeux allaient dans la salle sans s'accrocher à rien, revenaient toujours vers Callum comme un point de repère dans l'immensité terne du reste du monde.

Je ne sais pas.

Dans un élan de sincérité encouragé par l'alcool qui, doucement, brûlait à l'intérieur, un sourire plus doux décora ses lèvres.

Je n'ai pas envie de savoir. J'observe car c'est ce que je fais, et je ne me demande pas pourquoi je le fais.

Elle pencha la tête dans un mouvement tendre vers lui.

Et toi ? Pourquoi est-ce que tu aimes regarder le monde tourner ?

Comme un aveu dans les yeux.

A quel point le monde nous a fracturés ?

Les doigts glissèrent sur le verre qu'il lui eut servi, l'attrapa pour le faire venir à ses lèvres.
Lorsque sa main à lui parcourut sa joue, même pour quelques secondes à peine, Ceres ne put s'empêcher de trouver le temps court.
Pour un chien qui eut vécut toute une vie dans une cage (entre quatre murs) il avait plus de tendresse qu'il ne voulait bien le croire.

Son regard n'avait plus détaché du sien, quand bien-même le daiquiri roulait dans la gorge.

Qu’est ce que tu voudrais Ceres ?
Le verre déposé.
Pour ce soir, pour demain, pour le reste de ta vie ?

Je peine à prévoir des dîners pour une semaine, alors le reste de ma vie ... ?

Ceres était le genre à ne rien laisser passer outre sa surveillance, elle aimait tout contrôler, tout savoir, anticiper, mais avait bien du mal à appliquer cette discipline pour elle-même.
"Ce soir" était davantage à sa portée.

Mais pour ce soir, j'aimerais que tu me raccompagnes à pieds, qu'on oublie que nos voitures sont garées de l'autre côté. Qu'arrivé devant la barrière tu restes là, à attendre que je me retourne. Qu'arrivée devant la porte, je tourne la tête. Que tu te contentes d'un sourire, et que tu n'investisses ton corps ni dans mes bras ni dans mon lit.

Elle guetta une réaction dans son regard, tout en faisant tourner le liquide dans son verre.

Car si c'était le cas, ce soir serait le dernier soir et il n'y aurait pas de demain.