Appartement de Ceres
Cinq jours après le Quadrille

De quelle fable croyait-il être le héros ? Duke Hawkins.

Ceres avait déguisé ses yeux en ceux d'une éplorée, quelques traces d'un maquillage effacé sous les yeux, le contour légèrement rosi par des hypothétiques crises larmoyantes qui n'ont, en vérité, jamais eues lieu.

S'il voulait être le héros de cette fable-là, elle jouerait le rôle à la perfection.

" Je ne veux pas en parler. " " J'espère qu'il ne s'est rien passé de grave. " Comme si elle ignorait tout et était désespérée.
Ceres était habitée d'une profonde rage. Une rage qu'elle mettait à profit pour se lever chaque matin depuis ce matin où elle eut compris qu'elle ne le reverrait plus.

Solar.
Son soleil s'était éteint.
Et Ceres n'était plus la lune de personne, en orbite autour du vide.

Une profonde rage qu'elle faisait taire lors de ses échanges avec Duke Hawkins.
S'il voulait jouer les innocents, Ceres était douée elle aussi.

" Il te faudra deux boîtes de chocolats. "
C'était trop facile.

Il n'avait pas mis longtemps avant de se pointer au pas de sa porte. Elle avait ouvert, le regard vidé d'émotions, comme si elle venait d'effacer les dernières larmes de la journée, et lui esquissa un demi-sourire, mimant d'être rassurée de ne plus être seule.

Tu es venu.

Elle n'eut pas à l'inviter à entrer pour qu'il se le permette : elle ferma la porte derrière lui.
Son coeur accéléra.
Elle ne répondit pas à sa question.
Son coeur martelait à l'intérieur.
Elle s'approcha de lui, attrapa les boîtes de chocolats qu'il avait entre les bras de deux mains tendres.

Je ne croyais pas que tu le ferais.

Elle les déposa négligemment sur la table basse du salon où ils étaient, avant de se retourner vers lui.
Le regard plein de fièvre.
Plein de promesses d'une nuit mouvementée, en perspective.
Et avant qu'il n'eut le temps de fanfaronner davantage, elle posa un doigt sur ses lèvres.
Le poussa légèrement pour le faire reculer d'un pas - un seul pas vers le mur, pour le rapprocher d'un pied de biche qu'elle avait laissé sur l'étagère d'à côté.
Un maigre sourire se dessina au bord de ses lèvres.

Ses iris s'illuminèrent et d'un battement de cils elle avait disparu, laissant des particules lumineuses à l'endroit où elle se trouvait. Elle s'était téléportée en un fragment de secondes derrière lui, attrapa le pied de biche et lui asséna un coup à l'arrière de la tête.

Le corps de Duke Hawkins tomba dans un bruit sourd.
Le coeur de Ceres menaçait de s'extirper de sa poitrine tant il battait fort. L'adrénaline lui fit trembler les mains, et elle lâcha le pied de biche.
Poussa un cri bref pour relâcher la pression.

Elle enjamba son corps.
S'affala dans son canapé quelques secondes, se permit même de goûter un des chocolats qu'il lui avait amenés. Ferma les yeux, la tête en arrière, le temps de reprendre sa respiration.

Tu m'avais manqué, tu l'as dit.

Au travail.
Elle se releva, et traîna son corps.

Lorsqu'il se réveilla, ses poignets étaient enchaînés dans son dos, de l'autre côté d'une poutre. D'autres chaînes épousaient ses chevilles, pour limiter sa mobilité. Des tas d'affaires étaient poussés contre les murs, de sorte à laisser tout l'espace au centre de la pièce occupé seulement par quatre poutres, fondations de l'immeuble. Sur le mur le plus proche de l'escalier, il y avait un compteur électrique et des valves rouillées.

Et juste en face de Duke Hawkins, Ceres était assise sur une vieille chaise en bois dont le siège semblait abîmé, un pistolet visible, accroché à sa ceinture. Elle n'avait pas cessé de le fixer, l'observer, morbide.

Alors lorsqu'il ouvrit les yeux, elle attendit une seconde avant de prendre la parole.

Je regrette sincèrement que tu ne sois pas venu au Quadrille, tu sais ?

Car alors je t'aurais eu à l'oeil.
Car alors Solar serait peut-être toujours en vie.

Ça aurait été beaucoup plus simple.

Car alors je n'aurais pas douté de toi.
Ceres, devant lui, la voix grave, le regard noir, n'avait plus du tout l'air d'une éplorée.

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Cinq jours après le Quadrille

Solar Brooks.

Sa voix grinça d'une haine stridente.
Elle se leva de la chaise, le pas lent, félin. Ses pieds habillés uniquement de fines chaussettes noires embrassaient le béton froid. Elle s'arrêta, debout, devant lui, suffisamment loin pour que les chaines l'empêchent de l'atteindre.

Elle, pour sa part, n'avait rien trouvé quant à sa faculty.
Elle en avait conclu qu'il s'agissait d'un pouvoir lié à la pensée, ou aux émotions, quelque chose d'imperceptible, intangible. S'il contrôlait à la foudre ou au feu, elle aurait trouvé des tempêtes et des incendies.

Elle pencha la tête, laissa un long moment de silence planer.
Ceres n'avait jamais autant embrassé le vide.

Elle regarda les murs autour d'eux, tapissés de mousse isolante.

Tu aimes ? Ça m'a pris trois jours pour trouver le matériel et tout installer toute seule. J'ai eu peur que tu t'impatientes, mais il fallait que cette pièce soit la plus agréable pour t'accueillir, tu ne crois pas ?

Elle s'accroupit, posa ses deux coudes sur ses genoux et son visage sur ses mains jointes.

Solar Brooks. Je veux savoir où il est.

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre tout de suite.

Le soir du Quadrille. J'ai voulu te laisser le bénéfice du doute et croire que si tu n'étais pas venu c'était peut-être parce que tu n'étais pas aussi impatient de danser avec moi que je le croyais, mais l'enthousiasme avec lequel tu es venu aujourd'hui m'aura prouvé le contraire. Donc c'est que tu avais une meilleure raison de ne pas venir le soir du nouvel an. Même torché, tu aurais trouvé ton chemin jusqu'à moi.

Elle se releva et rejoignit une table sur laquelle elle avait déposé des affaires. Attrapa le téléphone de Duke pour le lui montrer.

Tu avais l'information que Solar n'y serait pas.

Si elle avait raison, si ses doutes étaient fondés, alors Ceres devrait assumer la responsabilité d'avoir causé la mort de celui qu'elle aimait plus que tout le reste.

Tu avais l'heure, le lieu, et tu le connaissais avant que je t'en parle. Quant au motif...

Elle n'imaginait pas un seul instant qu'il s'agissait d'un crime passionnel, encore moins pour ses beaux yeux. Mais il avait avoué des choses bien plus graves.

Si tu savais qui il était, alors ton histoire de la dernière fois prend son sens.

" Je suis un assassin. " lui avait-il dit, sans vergogne.

Qu'as-tu fait à Solar ? Et où est-il ?

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Cinq jours après le Quadrille

Ceres voulait y croire, plus fort que tout. Car si Duke n'était pas responsable de la disparition de Solar, alors Ceres ne l'était pas non plus. Mais elle ne voulait pas abandonner la vérité par lâcheté, ne voulait pas abandonner l'honneur de Solar par faiblesse.

Elle lui était loyale, même dans la mort.
Elle serra les mâchoires, fronça les sourcils.
Sans doute avait-elle espéré qu'il lui avoue tout, aussi naturellement qu'il avait avoué être un assassin envoyé par le staff ou aussi naturellement qu'il lui avait révélé le nom de Cement Juice.

Qu'il se cache ne répondait pas à sa logique précédente, et ça la déstabilisa.
Et s'il n'y était pour rien ?

Jamais rien qui puisse me faire du mal ? Tu as menacé de me tuer combien de fois, déjà ?

Rien qui puisse lui faire du mal, à part couper une oreille, deux doigts, et le faire tremper dans des glaçons le temps qu'elle arrive et les retrouve.
Elle en aurait vomi une nouvelle fois, si elle n'avait pas déjà tout rendu.
Elle ne s'était plus alimentée depuis deux jours.

Oui ou non as-tu été missionné de tuer un ou plusieurs membres des gangs, en particulier leurs chefs ?

On va jouer à un jeu, Duke. Un jeu dans lequel je découvre comment tu mens en posant des questions dont j'ai les réponses.

Ceres était une femme impatiente.
Et une seconde de silence était déjà trop longue.
Sa voix claqua dans l'air humide et poussiéreux de la pièce.

Réponds.

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Cinq jours après le Quadrille

Et je t'ai réellement tué combien de fois, déjà ?

Ses doigts grimpèrent à l'arrière de sa tête, son regard flottant dans le vide, vraisemblablement perturbée. Dans sa chevelure d'argent, les ongles partirent chercher à son crâne les souvenirs du sang qui s'en écoulait.

En effet, il ne l'avait jamais tuée.
La mort, même sous forme d'idée, de paroles, avait toujours quelque chose de déstabilisant pour Ceres.

Et alors qu'il répondit à sa question, elle sembla revenir à elle, décortiquant ses mimiques, la sueur sur son front, la chaleur qui semblait le gagner.

Non, bien sûr, ce-
Tu rêves de m'embrasser.

Elle cligna des paupières, secoua légèrement la tête comme pour réaliser l'audace dont il faisait preuve, assis comme un malpropre au fond de sa cave, attaché à une poutre.

Hah.

Un rire nerveux, sec, bref. S'en suivit un rire plus long, pour finalement l'entendre rire à gorge déployée, comme une hystérique. Lorsqu'elle reprit sa respiration, après plusieurs secondes, elle releva le menton, le sourire déformant son visage, le regard fou écrasant Duke.

J'avais oublié ton sens de l'humour.

Elle pencha la tête vers la table, le regard fit un va-et-viens entre un des murs de la cave et Duke Hawkins. Ceres s'empara du pistolet à sa ceinture, approcha lentement de la table pour le recharger, et y installer un silencieux.

Admettons.

Elle se retourna à nouveau vers Duke, le bras tendu prolongé par son pistolet, pointé vers son front.

Tu n'as pas tué Solar Brooks. Mais tu n'es pas non plus le seul assassin. Tu l'as dit, il n'était pas ta cible. Mais il devait être la cible de quelqu'un.

Le doigt sur la détente.
La mort était-elle véritablement un moyen de pression, sur une planète où on ne meurt jamais vraiment ?

Sauf qu'il ne s'agissait pas uniquement de mourir. Il s'agissait de perdre la face ; il s'agissait de perdre Ceres, aussi - même si elle n'imaginait pas qu'il s'agissait d'un argument pour lui.

Je veux un nom.

Ceres était une femme impatiente.
Elle tira une balle sur un service à thé dans les affaires entassées, brisant la porcelaine dans un bruit qui résonna contre les murs de la cave.
Bien entendu, les débris étaient trop loin pour qu'il s'en saisisse.

Sa voix claqua.

Tout de suite.

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Cinq jours après le Quadrille

Ah, Duke. Tu n'as vraiment rien retenu.

Elle s'arma d'un sourire qui témoignait davantage de ses désastres intérieurs que d'une quelconque joie. En une seconde à peine, ne répondant à aucune logique ou mesure, Ceres appuya sur la détente, le canon dirigé dans un mouvement sec vers sa jambe. La balle s'enfonça dans la cuisse de Duke et il s'en écoula une quantité impressionnante de sang, même pour lui qui devait y être habitué.

Mais si tu insistes...

Ses yeux s'illuminèrent. Et là où elle se trouvait, il ne restait plus que quelques particules lumineuses. Elle réapparut une minute plus tard, avec une tasse de café dont elle déversa le contenu, brûlant, sur sa cuisse blessée, avant de se téléporter à nouveau à côté de la table.

Tu as eu ton café, je veux un nom.

Le pistolet toujours en main, le bras longeant sa jambe, un fin tremblement parcourait jusqu'à l'extrémité de ses doigts.
En perte totale de contrôle, guidée par des émotions tempête, Ceres ne répondait plus de ses propres actes ; comme c'était le cas il y a deux ans déjà.

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Cinq jours après le Quadrille

Quoi ?

Sa voix s'étrangla, effacée au fond de sa gorge tout à coup nouée, rêche.
Une seule pensée obsédante qui rongeait l'intérieur.
Tu veux te venger de celui qui a assassiné Solar Brooks.

Callum... ?

Un vertige la prit.
C'était elle qui avait approché Callum.
C'était elle qui avait approché Duke.
Qu'avait-elle manqué ? Elle avait été en contrôle, n'est-ce pas ? Alors pourquoi avait-elle le sentiment de s'être fait piéger ? D'être au centre d'une machination destinée à ce moment précis où tout se lie. Où avait-elle été manipulée ? Quelle information lui avait échappé ?

Qu'est-ce que Callum a à voir avec...

Déboussolée, la respiration se faisait plus forte. Le regard dans le vide, les lèvres entre-ouvertes, les pensées fusaient à une vitesse fulgurante, et elle devait se ressaisir rapidement.
Elle cru entendre la voix de sa sœur se moquer d'elle à l'intérieur.
" Qu'est-ce que tu imaginais ? "
Devant la pierre tombale de son mari.
Une des rares que l'on pouvait trouver en cette planète maudite.
" Un homme comme ça, s'intéresser à toi ? Ne me fais pas rire. "

TAIS-TOI

Elle s'était pris la tête des deux mains et avait tiré une balle perdue au plafond.

Tais-toi, tais-toi...

Elle se remit à rire, d'un rire nerveux et tremblant, qui étirait ses lèvres dans un sourire trop tendu pour être sincère.

Tu ne vas pas mourir.

Son regard retraça le chemin du sang jusqu'à la cuisse de Duke, et son visage s'était adoucit, le regard inquiet. Ses yeux montèrent à son visage, elle ravala sa salive. Secoua la tête.

Pardon, pardon. Tu ne vas pas mourir. Je...

Elle déposa le pistolet sur la table, disparut dans une lueur. Réapparut avec du désinfectant, une longue pince à épiler et des bandages. Elle s'était assise à côté de lui.

Arrête de gigoter.

Mais c'étaient ses mains à elle qui tremblaient.
Sa respiration saccadée.
Un sourire creusait ses joues.

Tu ne vas pas mourir.

Elle extirpa la balle avec la pince, et de ses mains agitées, malhabiles, épongeait et désinfectait. Elle avait de son sang sur ses mains et jusqu'à ses propres vêtements, répétait de temps en temps,

Tu ne vas pas mourir.

Elle avait découpé dans son pantalon pour mieux accéder à sa cuisse, manipulait son corps comme si le contact ne l'avait jamais dérangée, s'appliquait autant qu'elle pouvait le faire, et complètement absorbée, déconnectée de la réalité.

Lorsqu'elle eut terminé le bandage, elle releva les yeux vers le visage de Duke.
En vie.
Son sourire, cette fois, était réel.
Même s'il était destiné à un autre.

Tu vois ? Tu n'es pas mort, tu n'es pas mort, tout va bien.

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Cinq jours après le Quadrille

Déphasée, le regard vitreux, Ceres regardait sans voir, les yeux dans les siens sans vraiment y être. Lorsqu'il s'approcha et murmura à son oreille, une seule pensée poursuivait son cours.

Tu veux te venger de celui qui a assassiné Solar Brooks.

Mais dans le chemin que prit sa pensée, les assassins étaient au nombre de trois.

Oui.

Je vais les punir.

Elle jeta un œil aux chaînes qui retenaient ses poignets. Elle se leva, rassembla toutes les affaires pour les déposer sur la table et constata la couleur carmin de ses mains d'un air absent.

Tu m'as déjà beaucoup aidée.

Serra les mâchoires. Comme si elle venait de revenir à elle, à la réalité où elle n'avait pas sauvé son mari.

Duke.

Et prononcer son nom avait quelque chose d'amer.

Elle attrapa le téléphone de Duke, et disparut une nouvelle fois, cette fois en prenant la porte, et en veillant à la fermer à clé.

Tu veux te venger de ceux qui ont assassiné Solar Brooks.
Callum Quinn pour avoir acté.
Duke Hawkins pour avoir informé.
Ceres Montgomery pour avoir trahi.