Je ne sais pas à quoi m'attendre quand Kokoro me convoque à part. Il est porté à ma connaissance qu'il voulait me voir à part pour évoquer la lettre de menaces reçue, afin qu'on en débatte.
Je sais qu'il déteste parler de quoi que ce soit devant les autres et le fait qu'il m'ait proposé de m'en parler plus à l'écart laisse à croire qu'il est dans un de ses moments de faiblesse que je suis bien le seul à connaître. Hormis moi et certainement une petite poignée de ses gars les plus proches qui se comptent certainement sur les doigts d'une seule main, tant Kokoro est méfiant, je n'ai aucune raison de croire qu'il veut me voir pour une toute autre raison.

Et pourtant, le bureau de Kokoro qui est désormais un espace familier pour moi, me semble de plus en plus restreint, comme si l'air pesait lourdement dans ma poitrine à chacun de mes pas me dissuadaient d'entrer. Je lutte pour faire une chose à laquelle j'ai été habitué depuis maintenant presque deux ans...
... Ça n'a aucun sens, c'est juste une entrevue d'un chef avec son garde, d'un ami à un autre, d'un copain avec son promis. Alors pourquoi je n'arrête pas de me persuader que ce n'est juste qu'une annonce des plus banales qui s'apprête à le faire ?

- Qu'est-ce qu'il y a Kokoro ?

Pourquoi est-ce qu'il rend toujours les choses plus compliquées qu'elles ne le sont ? Je cogite sûrement beaucoup trop, et surtout, je déteste le connaître aussi bien au point que je sais pertinemment que son attitude actuelle ne présage aucune annonce agréable.
Et le fait qu'il laisse planer le suspense m'agace autant que me rends stressé. Contrairement à lui, je vais droit au but pour des raisons aussi égoïste que les siennes. L'inconfort de la situation ne rend pas mon regard agréable qu'à l'accoutumé et il ne me faut pas quinze mille ans pour que je me ferme d'ores-et-déjà comme si je n'admettais aucune autre issue possible que la raison logique pour laquelle je voudrais d'une entrevue avec lui. 

Je n'ai vraiment envie de parler de rien d'autre que la lettre.

Le cœur m'en tombe, lourd comme une pierre dans mon estomac, quand Kokoro m'annonce de but en blanc qu'il ne m'a pas convoqué pour me parler de la lettre.
Je ne sais pas si c'est le fait que mes peurs soient fondées qui m'inquiète ou le reste de ce qu'il m'apprête à me dire. J'ai la forte impression que les deux sont liés, mais je ne préfère rien affirmer et le laisser seulement se livrer, la peur ne nouant l'estomac.

Et c'est là qu'arrive ma délivrance.
Tout du long, je reste silencieux quand les mots s'enchaînent dans la bouche de Kokoro.
Je ne réalise pas. Je ne veux pas réaliser.
Je vois flou.
Mes mains tremblent ; je crois que j'aurais préféré ne pas savoir.

- Attends, attends, attends, attends. Tu ne t'emballes pas un peu là ? Qu'est-ce qui te fait croire ça ? Sur quel mobile tu t'appuies ? Je m'avance un peu alors qu'il semble fermer la conversation en croisant les bras, l'air de dire que la décision... SA décision a été prise en amont et qu'il n'y a aucune autre issue possible que celle qu'il a déjà envisagée. Et comme ça ? Sans m'en parler ? "Prends tes affaires et au revoir ?"

Je le connais sensible, je sais que son sourire veut tout dire sauf "ne t'en fais pas pour moi, je vais bien."
C'est le type de sourire qui souligne très clairement que sa solution a été mûrie, bien avant notre conversation, et que ce qu'il a déjà imaginé dans sa tête est plus supportable qu'avoir réellement à me confronter, comme s'il avait déjà fait son deuil et que ses expressions corporelles ne sont que le reflet d'un chemin déjà fait.

Et moi dans tout ça ?
Pas une seconde, il ne pense à la manière dont j'aurais à le gérer. Il me pose ses bagages dans les bras et s'en débarrasse en espérant que je sache gérer de mon côté autant que lui.

C'est égoïste.
Il est égoïste.

Son expression larmoyante m'attriste et m'énerve à la fois. Il me fout plus bas que terre, il prend la situation sous contrôle pour ne pas avoir à souffrir à cause de la passivité dont il m'accuse, et c'est lui qui pleure ?
C'est lui qui pleure ?!

Et maintenant il me tourne le dos ?
Il a craqué ?
Moi, je vais craquer !

- Kokoro, si tu veux me quitter, aie au moins la décence de le faire en me regardant dans les yeux.

Non, c'est trop facile. C'est beaucoup trop facile.
Alors quoi ? Je devrais quitter son bureau sans rien dire parce qu'il me connaît comme un putain d'empathique qui a un putain de besoin de reconnaissance en sauvant les gens ? Croit-il que je n'ai aucune limite ? Que je vais accepter ce qu'il me gerbe sans sourciller ?

Ma fréquence cardiaque s'accélère et les veines de mon front menacent de s'éclater à tout moment. Je rage. Putain, je rage.
Je n'arrive pas à me contenir.

Mon pied cogne le bureau sur lequel il se tient. Ce putain de bureau qui met une barrière entre nous.
Ce maudit bureau de merde.

- Après tout ce qu'on a vécu. Nos dix ans d'amitié, notre flirt, notre mise en couple et j'en passe, tu te permets de me servir un "c'est comme ça" ? Tu ne crois pas que je mérite des explications moins légères ?!

Et en plus, il y a une forme de fatalisme dans ces fameux derniers mots que je ne tolère pas.

- D'où est-ce que tu te permets de penser pour moi ?! Crois-tu que c'est ce que je veux moi aussi, qu'on pense pareil ?! Tu m'as au moins demandé ? Bah non, tu ne l'as pas fait, car tu ne fais jamais rien Kokoro. Le ton de ma voix s'élève sévèrement alors que lui a réussi à rester parfaitement calme. J'ai l'air d'un coupable à me défendre comme un forcené comme ça, mais je m'en fiche je dois avoir mon mot à dire. T'es là. Tu attends, tu spécules, tu te montes la tête, tu bombardes, tu prends ta décision et tu décides aussi pour moi comme si j'étais à ta putain de place, mais pas un seul instant, tu prends tes responsabilités et viens communiquer avec moi comme un adulte. Cette fois, c'est mon poing qui assène toute la rage de l'injustice que je porte en moi depuis le moment où il a exprimé sa résiliation à continuer. Mais non, regarde-toi, t'es même pas capable de me faire face ! Retourne-toi et dis-le-moi une nouvelle fois !

On dirait un ring de boxe.  
Chef ou pas chef, mission ou pas mission, ami ou pas ami ; j'en ai plus rien à foutre.

Je le fatigue ? Il ose me dire que je le fatigue alors que c'est lui qui lance les hostilités ? C'est l'hôpital qui se fout de la charité, il n'a pas mal au cul de me vomir des choses pareilles.

Lui montrer que je l'aime ? LUI MONTRER QUE JE L'AIME ? A-t-il seulement idée d'à quel point sa demande est parfaitement ridicule ? On dirait un enfant qui veut s'assurer que son parent l'aime juste parce qu'il s'est mis en tête un abandon factice.
Il ne peut pas obtenir quelque chose de moi juste par demande. Au cas où il ne l'aurait pas remarqué, on ne retient pas quelqu'un en lui faisant des demandes, mais en mettant de l'eau dans son vin - en discutant.

Putain, je suis toujours aussi énervé.
Et plus il parle, plus ce n'est pas la goutte d'eau qui fait déborder le vase, mais un énorme putain de seau, à croire qu'il le fait exprès d'être de plus en plus bête à chaque fois qu'il me répond.

- Ma minable main, tu étais bien content de la trouver en attendant quand tu en avais besoin, alors ne mélange pas tout ! Il m'énerve à dire des choses qui n'ont ni queue ni tête et surtout me reprocher des choses que j'ai faites par amour. Je ne regrette pas les précédents actes affectueux que j'ai eus envers lui, je l'ai fait parce que j'avais à le faire - mais maintenant que je ne fais plus rien, le voir venir faire son caprice parce que ce n'est plus assez, c'est trop m'en demander.
Je ne peux pas donner plus que mon maximum.

- Attends, je trouve que c'est facile de m'accuser. Tu crois que je ne t'aime pas et tu ne te gênes pas pour me quitter, mais si tu m'aimais autant que tu le dis, tu aurais cherché à crever l'abcès, à ouvrir la discussion au lieu de tout plaquer comme on balaye derrière soi ! Il se fout royalement de ma gueule, là. Réfléchis un peu Kokoro !

Je me frappe les tempes, lui mimant de s'intégrer immédiatement l'idée maintenant que je l'ai prononcé.

- Et je reviens sur ce que tu as dit, mais tu es qui pour juger ma façon de t'aimer ? Tu dis qu'un couple est fait pour s'aimer, whow bravo, j'avais vraiment besoin de cette définition, mais ça ne me dit pas en quoi ma façon de t'aimer t'as déplu. Encore une fois, tu n'apportes rien de constructif à la discussion ; tu ne fais que déverser un torrent de conneries pour me prouver que j'ai tort, mais même ce que tu dis ne prouve rien. Je prends une courte aspiration, bien plus bruyante et énergique que toutes les autres juste avant. C'était loin d'être un amour de maternelle, Kokoro. On a couché ensemble, je t'ai parlé de moi, je me suis livré à toi sans parler de ta stupide règle d'intronisation au gang, et tu te permets, non tu OSES me dire que ce n'est plus assez ? Mais il faut quoi pour satisfaire tes besoins gilipollas ?!

S'il croit que je suis le genre de mec qui va le supplier à genoux de ne pas me quitter, il se fourre profondément le doigt dans l'œil jusqu'au nerf optique.

- Non, mais ça aussi, ça me fait rire... Enfin, non pas rire, car moi, je ne rigole pas quand je suis en colère. Mais tu crois que ça m'amuse d'être révolté et blessé à ce point ? Tu crois que je dicte mes propres sentiments pour t'enfoncer, Kokoro ? Un moment va falloir cesser d'être méfiant envers les gens, car même avec un mec que tu as prétendument aimé, t'es pas capable de faire la part des choses. Ce n'est pas tout le monde qui cherche à te tromper alors arrête un peu de croire que mon amertume est fausse !

J'ai du mal à me calmer. Tout ce que je dis m'apaise un peu, mais ce n'est pas suffisant pour que ma mâchoire se desserre ou que mon cœur ne cesse de rebondir dans ma poitrine en feintant aléatoirement de s'arrêter momentanément.

- Mais tu crois vraiment que je me serais fait chier à te faire croire que je t'ai aimé pendant deux ans ? Et tout de suite derrière, tu oses avoir la prétention de dire que tu me connais bien ? Après dix ans, moi qui suis aussi ton ami, tu oses déblatérer des choses pareilles ?! Mais jusqu'à quel point va-t-il falloir te prouver que tu peux me faire confiance, si même au bout de dix ans, tu n'en es foutument pas capable ?!

Et il me dit de m'en aller.
Encore son chantage d'enfant pourri gâté.
Je ne lui donnerais pas ce qu'il veut, car j'en ai marre de m'être abaissé pendant deux ans à ses petits soins alors qu'il crache aujourd'hui dessus, juste parce que plus rien n'est assez bien pour Monsieur.

- Et au passage, ton chantage, tu te le gardes.

Ce qu'il n'arrive toujours pas à intégrer, ce que, ce n'est pas parce que je vais partir de son espace que le problème disparaîtra. Contrairement à lui, moi, je ne reporte pas les choses quand j'ai un problème : je l'affronte tout de suite et maintenant.

La pression redescend juste un tout petit peu, mais le stress persiste au point de rendre mes battements de cœur plus aléatoires. Ce qui se passe est à la limite de l'aberrance et en même temps, je ne lui en veux pas de réagir comme ça - quand bien même je ne peux pareillement m'empêcher de soupirer dans un état proche de l'exaspération.
Kokoro n'a jamais cessé de faire l'autruche, là où moi, j'accepte seulement la réalité à laquelle j'ai été exposé. Et ça m'énerve. Ça m'énerve réellement de ne plus réussir à tolérer aussi bien qu'avant ses petits défauts comme je pouvais aisément le faire autrefois.
C'est un sentiment à la fois étrange et valide, parce que je sais que ma tolérance est drastiquement bien plus élevée que la normale, ce qui explique mon récent pétage de plomb : un moment, la soupape finit par exploser.
À force d'avoir accumulé bien trop de ressentiments négatifs dont je n'avais même pas idée du réel poids sur moi -jusqu'à aujourd'hui- je réalise qu'il y a des tonnes de choses que nous devons encore nous dire.

Kokoro a beau détourner le regard et me fuir encore que je peux ressentir à quel point ses yeux reflètent toute la tristesse qui s'empêche absolument de tomber en gouttes, comme si c'était un deal qui en valait de sa vie. Néanmoins, si ces dernières venaient à naître, elles auraient probablement un goût aigre de déception.
Je devrais me sentir mal, et pourtant, ça ne déclenche aucun autre sentiment en moi ; j'ai presque plus honte de ce fait que du reste.
Kokoro n'est pas du genre à vouloir ou aimer perdre. Tout ce qu'il peut dire ou faire est principalement dirigé dans sa quête de force de caractère, or, c'est bien lui devant moi, "son petit personnel", qui se laisse choir sans que je ne réponde positivement à l'affliction de son âme démantelée.
C'est horrible, parce qu'une toute faible partie de moi voudrait lutter contre toutes ces choses futiles pour seulement le prendre dans mes bras et lui souffler que sa souffrance peut prendre fin, que plus rien au monde n'a d'importance.
Mais, la réalité n'aime pas faire de cadeaux et on dirait que j'ai moi-même cessé de croire qu'elle pouvait encore en distribuer.
Kokoro vit encore dans son monde, et il est bien plus édulcoré que le mien. Il suffit de lui dire "je t'aime" pour qu'il acquiesce et le dise à son tour - ça vaut aussi pour le reste. Ce manque de volonté propre le perdra sûrement un jour, mais pour l'heure, ce n'est plus mon affaire.

- Kokoro...

Par respect pour notre amitié, et principalement parce que mon énergie diminue alors que j'ai déjà le résultat en tête, je m'empêche de raviver la dispute, le laissant seulement crier le poids de son injustice qui ne guérira que par ce que je ne peux actuellement plus lui offrir. Ces blessures se renfermeront toutes seules, avec le temps ; j'espère seulement ne pas lui avoir donné trop de cicatrices.
J'encaisse le reste de ses interjections seulement destinées à me faire culpabiliser, en m'empêchant secrètement de me dire que ça marche quand même un peu. Ses remarques désespérées pourraient me le faire haïr si je ne l'avais pas sincèrement aimé.

- Je pense qu'on ferait mieux d'en rester là, Kokoro. C'est la douche froide. Si on pouvait juste redevenir amis, ça m'arrangerait. Je veux au moins pouvoir sauver notre amitié. On ne pourra jamais faire comme s'il ne s'était rien passé, tout comme je ne pourrais jamais faire comme si je ne l'avais jamais aimé, mais on peut au moins rester sur ce qui a toujours marché. On a essayé, ça ne fonctionne pas ; autant rester sur les mêmes bases qu'avant, tu ne crois pas ? J'ai l'impression que l'essence même de notre relation va dépendre de ce que je vais dire. Kokoro est plutôt de genre à réagir plutôt qu'agir. C'est donc à moi qu'incombe ce devoir, quand bien même il est aussi responsable du statut quo. Je veux dire... on ne pourra pas faire comme si cette relation n'avait pas eu lieu, mais disons-nous qu'on connaîtra désormais nos limites à tous les deux.

Aussi simultanément qu'il veut recoller les morceaux, je choisis de préférer qu'il est parfaitement inutile de vouloir assembler ce qui ne peut être réparé. Tout ce qu'on peut faire désormais, c'est de faire trois petits pas en arrière, car notre relation n'était finalement pas destinée à évoluer.