La faim, la dalle, le vide absolu au fond de son estomac. En se changeant, après une journée de travail éreintante, très mal payée, son ventre avait crié à qui voulait l’entendre ô combien Achille le privait de nourriture. Partant du principe qu’il était plus vieux et donc apte à le conseiller, l’un de ses collègues lui avait rappelé qu’il avait maigri et que c’était mal de se priver pour perdre du poids. Comme s’il en avait quelque chose à faire. Comme s’il avait envie de perdre du poids. Il était juste trop pauvre et trop épuisé pour faire des courses dignes de ce nom afin de manger. Tout bêtement. Et puis il y avait peut-être une petite voix insistante qui ne faisait que juger la qualité des aliments sur lesquels son œil valide osait se poser. Peut-être.

Ce soir, il avait faim, il était exténué, n’avait pas la force ni même l’envie de braver la populace pour acheter de quoi concocter un bon petit plat. À vrai dire, il n’aimait jamais cuisiner. La viande le répugnait, les fruits et les légumes avaient souvent un peu de moisi, ou même un simple choc qui avait tendance à le répugner, lui et ses tocs. Mijoter un quelque chose était une vraie épreuve, ainsi il était plutôt friand du tout prêt. Plutôt étonnant, lorsque l’on sait qu’il n’a confiance en rien ni personne, mais il faut savoir choisir ses combats. Et avec sa migraine de fin de journée habituelle, sa fatigue dont il ne se débarrasse jamais, ses cernes jusqu’au menton, il avait choisi la facilité et la proximité.

À une distance raisonnable du type devant lui qui attendait son tour pour passer sa commande au guichet du fast food, il laissait glisser son œil sur les différents noms de plats disponibles ici. Rien ne le tentait particulièrement et bien rapidement la fatigue le rattrapa, si bien qu’il se retrouva à regarder dans le vide quiconque passait devant lui. Sa Paranoïa lui répétait que moins il y aurait d’ingrédients dans son plat à emporter, mieux il se porterait. Ce sera finalement elle qui choisira et elle avait jeté son dévolu sur un plat de pâtes, tout bête, et plutôt hors de prix considérant ce qui le constituait, mais il n’avait pas le courage de contester ce choix. Une fois son tour arrivé, il passa sa commande sans la moindre fioriture. Bien éduqué tout de même, il salua et remercia le pauvre gars en charge de la caisse.

Éloigné de tous ces gens sales attendant leurs victuailles bruyamment, il s’adossa à une colonne du restaurant en retrait. Malgré son dédain et sa répugnance qu’il n’essayait jamais de cacher à autrui, il se mit à observer tous ces gens autour de lui. Certains avaient fait le choix de manger sur place, pour montrer au monde combien ils étaient incapables de manger proprement et sans lui donner une violente envie de vomir. D’autres, comme lui, préférait nettement se retrouver chez eux pour manger comme des gens civilisés et propres. Et parmi ces autres, un visage l’interpella. Un visage d’un autre temps, d’une autre vie. Instinctivement, sa Faculty se déclencha et quelques bribes de souvenirs défilèrent dans son esprit. Pas de doute, même s’ils n’avaient pas été très proches du temps de la Milice, ces deux-là se connaissaient.

Un élan de nostalgie ? Une perte de contrôle ? Un instinct de survie en déroute ? Aucune idée, mais l’espace d’un instant, l’idée d’aller à sa rencontre pour entamer une conversation lui traversa l’esprit. Pourquoi pas après tout, tous deux venaient d’un monde qui n’existe plus sur Mars, peut-être qu’un peu de compassion l’un envers l’autre… Ne te lie, ne parle pas, ne compatis pas ! Elle avait changé de sujet de prédilection, passant de l’aspect douteux de la pizza de la nana d’à côté, à ses ordres préférés. Il les connaissait pas cœur, il n’avait plus besoin de l’écouter. Il pourrait même réciter la suite de son discours. Pas le temps de tergiverser avec elle, c’était son tour de prendre sa commande et son ancien collègue s’éloignait déjà avec la sienne.

Sa pasta box en mains, il rejoignit la rue à grandes enjambées. Dans sa tête, tout s’affolait. Qu’avait-il à craindre ? Aucun ex-Milicien ne serait assez stupide pour se griller, ainsi qu’un autre, en pleine rue et à la vue de tous. Ne lui parle pas ! Merde. Cela n’allait plus. Il n’avait plus le contrôle. Pire encore, il ressentait une vague de rébellion, ce truc contre lequel il s’est longtemps engagé et battu. Un peu comme un gamin en quête de défi, il balaya ses commandements et, à deux enjambés de son vis-à-vis, il lâcha sans préambule.

- Hey, Zach !

Quel rebelle ! Pour beaucoup cela était bien anodin, pour Achille qui exècre les relations et sa Paranoïa en panique totale, c’était une telle déroute...

Ce n’était pas comme si ces deux-là se connaissaient fort bien. Ils n’avaient jamais eu la moindre mission ensemble. Ils s’étaient vu dans les bâtiments militaires, à des entraînements, peut-être à la cantine, tout au plus. Ils se connaissaient de vue, pour ainsi dire. Néanmoins, son visage était parfaitement ancré dans l’esprit du borgne, ainsi que son identité, merci sa Faculty. Sans doute, pour une fois, Achille avait voulu paraître sociable. Ou peut-être alors espérait-il être sauvé de sa folie, alias sa gentille voix ? Mais tu n’as pas besoin des autres, que de moi. A d’autres…

Il est vrai qu’Achille n’est pas très chaleureux – un vrai frigo, en fait. Néanmoins, l’attitude de son ancien collègue de la Milice, c’était un vent tout droit venu du cercle polaire. Bon, le blond n’allait pas spécialement s’en formaliser, il n’attendait pas une accolade de sa part. A vrai dire, il l’aurait repoussé comme un malpropre s’il avait tenté la moindre preuve d’affection. Néanmoins, il admettrait bien volontiers être troublé par l’attitude de son vis-à-vis. Du peu qu’il l’avait fréquenté, le borgne l’avait catégorisé comme un « solaire ». Le genre un peu bruyant, apprécié et bienveillant avec ceux qui l’entourent. Le genre assez populaire car sympathique. Pas… ça. Autant dire que cela dénotait avec ses souvenirs.

- Ouais. Répondit-il vaguement, en zieutant autour de lui pour voir si quelqu’un l’avait entendu.

Même si faire partie d’un gang était carrément admis sur Mars, on pouvait toujours tomber sur un ennemi dans une ruelle. Outre le fait qu’il n’aimait pas clamer à quel gang il s’était retrouvé forcé de se rallier, Achille n’aimait tout simplement pas l’idée d’avoir trahi The Earth pour sa survie sur Mars. Certes, il l’avait voulu et aurait pu retourner sur Terre en abandonnant tous ces rebelles à leur sort. Néanmoins, son ambition était autre : impossible de quitter ce projet. Mars a besoin de toi, ils ont besoin de toi. Forcément, faire le lien entre lui et les PIC, cela ne lui faisait pas plaisir. Surtout venant d’un type qu’il avait connu grâce à la Milice. Soit en face de lui il y avait une girouette et il devrait se réjouir que The Earth s’en soit débarrassé, soit c’était un amnésique. Bon, en vrai, il y avait un tas d’explications possibles, mais il ne songea rapidement qu’à ces deux-là.

- J’y traîne qu’en cas d’extrême urgence. Pour ne pas dire : que s’il n’avait pas le choix que de faire ce qu’on lui demandait en échange de sa protection. C’était un peu comme le devoir conjugal dans un mariage pas du tout voulu : devoir effectuer la moindre tâche pour les PIC le révulsait. Alors ça m’étonnerait qu’on se soit spécialement croisés là-bas.

Il sentait sur lui le regard de son vis-à-vis le sondant pour vérifier qu’ils se connaissaient bien. Souvent, Achille s’était demandé si un jour il maîtriserait assez sa Faculty pour partager ses propres souvenirs. Ce serait bien utile dans certains cas, mais comme son père l’avait remarqué, le borgne n’avait pas vraiment de raison de perfectionner la maîtrise de son hypermnésie et il se contentait du minium. Un véritable gâchis.

- En fait, on ne s’est pas vu depuis quelques années. Ça date d’un ancien boulot qu’on avait en commun. Il restait vague, car on ne sait jamais quelles oreilles traînent. Il n’avait pas envie que l’on sache qu’il est un ancien de la Milice, la même qui a tué bien des rebelles et a tenté d’imposer un certain ordre sur Mars – autrement appelé « dictature ». Tu m’as peut-être oublié, mais sûrement pas ce taf. Tu as… changé.

Même si les subtilités de la vie sociale lui échappent le plus souvent, Achille remarqua dans le regard de son vis-à-vis, l’espace d’une poignée de secondes, son air pris au dépourvu. Et bien oui, il était face à quelqu’un se souvenant parfaitement de son ancienne vie de Milicien. Le blond espérait que Zachary ne serait pas du genre à ne pas faire dans le feutré et à en parler trop librement dans la rue, à la vue et l’ouïe de tous. Dans le genre d'idée pas brillante, ce serait tristement excellent. Fort heureusement, il ne lui fit pas cet outrage et d’un air entendu, il lui verbalisa qu’il se souvenait bel et bien de lui.

En fait, le borgne fut rassuré de voir que ce sujet mettait tout autant mal à l’aise Zach. Il s’assura d’un bref coup d’œil que personne ne semblait scotcher à leur conversation. À ce sujet, l’un comme l’autre demeura assez vague, sans évoquer des termes en rapports avec leurs missions, The Earth, ou quoi que ce soit de trop suspicieux.

- À qui le dis-tu…

Il en était parfaitement conscient, il avait changé. Beaucoup. Déjà, il n’avait plus rien d’un militaire, maintenant qu’il était passé technicien des dômes. Le déshonneur. Inutile de mentionner son œil, pourtant, il se sentit obligé de pointer son index sur son cache œil, comme pour crever un abcès imaginaire. Même s’il prétend que son handicap n’est pas un problème, s’il pouvait éviter que l’autre pose une question maladroite ou blessante, c’était tout bénef. Et moi alors, ne suis-je pas là pour que tu sois une meilleure version de toi-même, mon astre ? Absence de commentaire de l’intéressé. Non, aujourd’hui, il ne parlerait pas de la petite voix que lui seul peut entendre, sans façon. Il y avait mieux comme conversation pour « renouer » que d’avouer tourner zinzin.

Le discours de Zach le fit tiquer. Comment pouvait-il parler de « fun » au sujet des gangs ? Comment pouvait-il si facilement, si rapidement, dénigrer tout ce pour quoi ils se sont battus avec la Milice ? Achille n’en serait pas capable. De toute façon, il ne se cachait pas de dire qu’il avait rejoint les PIC uniquement pour bénéficier de leur protection, qu’ils offraient à peu près à n’importe qui, tant qu’on acceptait de remplir une mission une fois de temps en temps pour montrer patte blanche. Par contre, avouer qu’il était de la Milice, ce serait un suicide social. Déjà qu’il n’est pas doué, on ne va pas l’accabler davantage. De toute manière, il se voyait mal l’avouer et sans doute devoir prouver qu’il n’avait plus rien à avoir avec The Earth s’il voulait garder sa tête sur les épaules.

Bref. Il fronça les sourcils. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu l’air autant constipé.

- C’est une blague ? Demanda-t-il, l’air grave, la voix tout aussi sérieuse.

Est-ce un traître ? Ne lui parle pas ! Il ne le savait pas, mais son discours avait de quoi le dérouter. Sous l’influence de sa Faculty, il fit un bref retour dans ses souvenirs. Zach était populaire, apprécié, droit dans ses bottes. Rien ne montrait un éventuel retournement de veste dans son attitude. Pourtant, le présent était bien différent de ce passé, avant leur mort à chacun. L’un était zinzin avec une voix dans sa tête, l’autre avait perdu de sa superbe, de cette aura plaisante qui faisait sa réputation.

- Comment je pourrai m’y plaire, franchement ?

Ce n’était pas réellement une question, mais disons que répondre en pleine rue était très dangereux et que ce n’était clairement pas l’endroit pour cracher dans la soupe. Néanmoins, il ne put s’empêcher une remarque déplaisante, allant de pair avec son constat au sujet du changement net dans l’attitude de Zach.

- Ce « job ingrat », c’était une bonne cause. Maintenant, on a plus qu’à se recycler pour survivre dans cette basse-cour. Je comprends que ça nous amène à faire des choix douteux, moi-même j’ai dû m’enrôler pour un peu de tranquillité, mais de là à renier mes convictions… Tu n’étais pas comme ça avant.