Tu commences à trouver le temps long Cecil. Alors que tu cherches à te débarrasser du parasite qui te colle à la peau, tu vérifies plusieurs fois l'heure sur ta montre et ce au cours de la même minute, trahissant ton impatience.
Blanche n'est toujours pas là. Tu hésites presque à aller la chercher toi-même pour l'arracher, vertueux, aux bras des pécheurs et des irrévérencieux.

Il a fallu que tu y penses seulement pour qu'elle surgisse dans ton dos. Tu baisses légèrement la tête et la détailles, contrarié, par-dessus ton épaule.

— « Tu as trois minutes. »

Elle tourne les talons, gracile - et tu ne te mets pas à sa place, ignorant froidement les maux qui pourraient l'habiter. Baisses de nouveau les yeux sur ta montre à ton poignet.

— « Encore un mot qui sort de ta bouche et... »

Il semble que le temps lui-même a fini par mourir, car c'est ta soeur prête qui finit par vous séparer.
Comme le bouclier protecteur de son royaume, lui-même envahit de corps étrangers, tu ressers ton bras autour de son épaule pour la garder jalousement contre toi, cherchant à l'éloigner de Samael le plus possible.

Et quelle disgrâce quand elle s'adresse à lui en premier. Tu ne devines pas le caractère comique de sa remarque et vexé, contiens un élan de violence qui n'aurait pas lieu d'être entre ces murs. D'un ton cinglant, tu ripostes.

— « Je ne l'ai pas ennuyé. Lui en revanche... »

Mais le voilà déjà parti butiner ailleurs. Tu grinces des dents et adresses (enfin) une oeillade furieuse à ta soeur.

— « Premièrement, tu me fais attendre. Et ensuite cela ? Qui est cet homme pour toi et pourquoi est-ce que tu prends son parti ? »

Tu peines à calmer ta fureur.
Mais maintenant que le déchet s'est enfui, le visage de Blanche te parait plus net, comme teinté d'une éclaircie. Sans rien ajouter, fasciné par la beauté de ses traits tu portes un doigt à sa bouche. Essuyant un résidu de salive au galbe de ses lèvres.

Tu me fais ça, à moi ?! Tu as un léger mouvement de recul, très vite accompagné par ses mains qui te repoussent. Tu ne comprends pas Cecil, ce qui aurait vraiment pu la heurter. Malheureusement pour toi, Blanche est parfois aussi compliqué à lisser qu'un papier froissé. Tu secoues la tête quand elle dit qu'elle est fâchée, le coeur battant la chamade. Tu dois calmer cet énième brasier avant d'en perdre le contrôle. Vous vous devez de rester discret, surtout ici.

— « Blanche... »

Tu tentes d'abord de la calmer d'une manière douce. Ta main vient caresser son bras, remonte insidieusement à son épaule. Mais quand sa colère se mue en tempête et qu'elle ose la déchainer au milieu du salon, tu laisses retomber tes mains le long de ton corps, les caches sous ta cape. Tu restes planté là, abasourdie par les accusations qui n'ont aucun sens.

— « Blanche. »

Cette fois, tu lui coupes la parole avec moins de douceur. Son prénom est sifflé comme un avertissement. Tu plisses les yeux et la détailles d'abord silencieux avant de te racler la gorge. Finalement, un sourire étrange s'ourle à l'orée de tes lèvres. Tu portes une main à ton coeur et agis comme si ta propre aigreur n'avait jamais existé.

— « Pardonne-moi. Tu as raison. Pourquoi devrais-je te reprocher d'exceller dans ton métier ? C'est très bien. »

Mais qu'elle ne fasse plus de suppositions aussi déplacées sur tes fréquentations. Qu'elle n'ose surtout pas.

— « Je ne me tape personne ici. »

Et c'est affirmé avec placidité. Tu fais signe à ton garde du corps de vous rejoindre. Imagines que sa carrure imposante viendrait à l'impressionner, au mieux la faire obéir. Tu oublies parfois trop souvent à quel point elle peut te faire payer à te donner du fil à retordre. Tu préfères anticiper, à l'image du berger protégeant sa plus belle brebis.

— « Maintenant, tu vas rentrer avec moi. J'ai à te parler. »

Vite vite vite ! Tu dois l'éloigner de ces loups qui rôdent tout autour de vous.

La tempête semble être passée, et avec elle aucun dégât majeur n'est à compter. Tu lui accordes presque un merci silencieux, imagé par un sourire froid et terrible. Un hochement de menton à l'égard de ton garde et vous voilà en marche vers la sortie, suivis de près. Tu la laisses te guider, t'adaptant à son rythme. Une fois dehors, tu inspires profondément quand une bourrasque de vent gifle ton visage.

Tu ne veux pas pour autant ralentir, alors quand elle se retourne c'est toi qui la tire un peu plus. Tu sembles pressé - c'est seulement quand elle te le fait remarquer que tu décides de t'arrêter. Tu regardes autour de toi, en vigilance permanente.

— « Je ne veux pas discuter au milieu de la rue. »

Mais pour éviter qu'elle ne pose davantage de questions, tu tiens à préciser (non pas pour la rassurer).

— « Je suis préoccupé. »

Si les informations que Blanche te procurait lorsque tu étais second t'étaient utiles pour gagner la confiance de Pheme, vos postions respectives remettent tout en cause aujourd'hui. Tu es devenu une cible de premier choix ; et elle aussi de surcroit.

C'est l'esprit lourd mais le coeur léger que tu murmures d'un ton grave.

— « Je pense qu'il va falloir que tu arrêtes. Le temps de mon remplacement. »

Une part de toi espère du coup pour toujours. Car quand on a gouté au pouvoir il est difficile de ne pas se resservir.

— « Tu es trop exposée ici. »

Excuse-moi ? demande t-elle à en défaillir. Tu plisses les yeux, lui tiens le bras pour ne pas qu'elle vacille. C'est son ricanement qui te sort brutalement de l'état d'inquiétude dans lequel elle t'avait plongé. Tu fais fi de son aigreur mais les mots qu'elle choisit te touchent Cecil. Ils ne viennent pas happer ton coeur mais secouer tes peurs - déjà bien ancrées.

— « C'est ce que tu penses ? »

Tu la regardes de haut, les lèvres tremblantes et le courroux au fond des yeux. La boule dans la gorge, tu glisses ta main sur le haut de son bras pour t'en saisir avec force et ainsi la maintenir devant toi. La pression de tes doigts laisseront peut-être des légères marques roses qui s'atténueront plus tard.

Le même mécanisme.
Tu veux lui faire mal, autant qu'elle te fait mal.

— « Tu ne le penses pas. »

Tu cherches encore à rationaliser. Blanche n'hésite jamais à jouer quand elle est blessée - car elle sait que toi, tu ne joues jamais.

— « Tu n'es pas à eux. Jamais, tu m'entends ? C'est moi qui t'ait placé là-bas. Je peux t'y reprendre si cela me chante. »

Tu n'aimes pas ça. Tu n'aimes pas ça, merde ! Tu lâches son bras, te saisit de ses épaules pour les masser d'une poigne plus douce mais maladroite. Tu es passé de la révolte à la déception, feignant une tristesse presque sincère.

— « Moi qui ne penses qu'à ta sécurité... Tu ne me croies pas capable de te protéger moi-même ? Je ne suis pas assez digne ? »

Alors que tu serais prêt à bâtir une cage de verre pour l'y enfermer.

Tu écarquilles les yeux quand les paumes de ses mains s'écrasent sur tes joues. Tu ne t'attendais pas à cette réaction, toujours aussi vive qu'excessive - mais incroyablement douce. Tu comprends Cecil, que c'est de cette gentillesse innée dont tu as besoin. Elle est devenue vitale pour survivre dans ce monde. Sans Blanche, personne ne te voit vraiment. Sans Blanche tu n'existes pas.

Ne perds plus jamais ça.
De promesses muettes tu te pares, d'amours pudiques tu te pâmes. Tu baisses tes yeux sur ses mains, entrouvres les lèvres pour souffler avec une fragilité presque humaine, sans répondre. Tu profites pleinement de ce moment - privilégié, seuls au milieu d'une foule d'inconnu, seuls en proie à la dangerosité de la rue.

Elle se laisse tomber contre toi, tu l'entoures à ton tour, l'emprisonnant d'une étreinte amoureuse.
Tu ne l'aimes pas comme ça.
Mais est-ce que tu l'aimes ?

— « Oui. »

C'est ta seule certitude ici bas.
Tu glisses tes mains dans sa chevelure, te drogues à son parfum (le même depuis des années), t'accroches à ses vêtements, fermes les paupières. Tu resterais comme ça pendant une éternité. Tu n'entends pas son appel à l'aide, occupé à profiter de l'instant présent. Réponds quand même d'un air absent.

— « Si tu veux que je sois heureux alors... »

Tu rouvres les yeux.

— « Continues de faire ce que je te dirais. Et tout se passera bien, d'accord ? »

Tout se passera bien.

— « Allez viens, on rentre. »

Et on en reparlera demain.