Tu traverses la place, mains dans les poches, casquette vissée sur le crâne. T'es officiellement partie faire des emplettes, de la peinture, des pinceaux, des pigments, tout un tas de choses aussi essentielles pour toi que de l'eau, mais que tes camarades (ces pauvres ignorants) considèrent être des "coquetteries". Enfin, qu'importe dans quoi tu claques ton salaire tant que tu fais correctement ton boulot. Et, cela tombe bien, tu le fais parfaitement bien, ton boulot.

Un sourire déforme tes traits, tu es de merveilleuse humeur. Tout se passe selon tes plans. Tout est à sa place. L'anarchie ambiante des AS s’avère être un bazar très organisé. Et tu aimes, Jasmin, quand tout est à sa juste place, quand tout fait sens. Tu as pu dessiner les croquis de ton chef œuvre, établir les protagonistes du premier plan, les silhouettes en fond, ceux qui seront de trop et dont il faudra se débarrasser. Melchior, Astrée, Jewel, Caelus... Pas tous de l’étoffe de la muse, malheureusement. Melchior, Astrée, Jewel, Caelus... Mais qui ont tous un rôle à jouer dans ce que tu as fantasmé.

Aujourd'hui encore, le boulot serait impeccablement fait. Il le faut, Jasmin. Tu espères que Swan sera ravi de ce que tu lui apportes. C'est gênant, horripilant quelque part, mais ta liberté à créer dépend de sa satisfaction. Une perte de temps d'aller susurrer à ses oreilles, mais trop de choses est en jeu pour que tu joues les égoïstes. Tu jettes un œil à ta montre, tu es pile à l'heure. Bien. Tu viens te poser près d'une étale de légume, saisi une tomate dans ta main. Tu l'observes quelques secondes avant de glisser à la personne à côté de toi.

— Elles ont l'air juteuses, vous ne trouvez pas ?

La risette malicieuse qui se creuse, avant de redevenir sérieux.

Salut, Swan.

Un sourire éclaire ton visage, tu relèves aussi la tête. Ah, de la publicité mensongère. Et, c'est clair qu'il déteste ça, les mensonges, n'est-ce pas ? Tu te demandes, Jasmin, s'il te regardera avec autant de dégoût que cette tomate dans le futur. Tu n'es pas certain que vos visions des choses correspondent, et pourtant.

— Hm, ça aurait dû donc s'appeler "légumes et tomates fraîches".

Tu reposes le fruit, remets les mains dans tes poches avant de le suivre à quelques pas de distance. Distraitement, tu viens rabaisser le bord de ta casquette, laisser glisser ton regard sur les gens qui évoluent autour de vous.

— Je pense que ça va te plaire, oui.

Une odeur plus intense d'épice soudain. T'observes les condiments colorés joliment alignés dans des petits bacs rectangulaires. Tu profites de la présence d'un homme assez grand pour approcher Swan et lui glisser discrètement.

— Le vœu fonctionne.

Tu sais que tu vas piquer son intérêt.

— Je considère l'information comme fiable dans la mesure où j'ai poussé ce pauvre Rodrigo dans les escaliers et que, malgré un crack très parlant au niveau de sa nuque, le bougre s'est relevé comme-ci de rien n'était.

Tu relèves le regard vers lui.

— La petite Moore m'a aussi à l’œil et pas pour les bonnes raisons.

Fronce légèrement les sourcils.

— Madame est vexée de pas pouvoir entrer dans ma tête. Elle est mignonne, mais de toute la fratrie c'est celle qui est la plus fade. J'aimerais qu'on s'en débarrasse... Mais elle se paye le luxe d'être invincible, maintenant.

Tu gardes le nom de Melchior sous la langue. Tu te doutes qu'on va te demander de prendre sur toi et de composer avec la présence fichtrement agaçante d'Astrée. Tu le feras. Comme toujours, car le boulot doit et sera bien fait.

N'empêche que tu ne serais pas contre effacer les traits de cette tâche malvenue, elle n'a pas sa place dans ta vision fantasmé des AS.

— Elle-même.

Tu passes tes doigts sur une bande de tissu en velours, fronces les sourcils. Alors comme ça la petite Astrée à un galant ? Voilà qui pourrait servir... Plus on aime, plus on a de failles. Ce serait désastreux pour elle si Evans avait à se reprocher quoi que ce soit.

— Je peux enquêter discrètement... On connaît des proches à Evans ? Des gens qui pourraient être au courant de ses coucheries ?

T'es pas idiot au point d'aller voir Andrew pour lui demander de bout en blanc si ça flirt avec l'ennemi entre deux clientes... Quoi que, Duke saurait probablement faire ça intelligemment. Tu secoues doucement la tête, enroules ton doigt autour d'une bande rose, un léger sourire aux coins des lèvres.

— Je suis touché, j'ai presque l'impression que tu m'apprécies.

Tu souffles du nez, reprend rapidement ton sérieux.

— Melchior j'en fais mon affaire... Je pense avoir une touche avec lui.

Probablement pas, mais ce grand frère qui se laisse dominer par ses cadets tout en fronçant les sourcils te fascine.

— Paradoxalement, je pense que c'est le plus accessible et intéressant de la fratrie. J'ai bon espoir qu'on puisse devenir ami.

Tu balances ça avec une fausse candeur, une lueur tendre dans le regard qui cache des obsessions autrement plus malsaines. Si tu te l'appropriais, si tu t'en faisais le marionnettiste ? Ton allié ? Tu t'imagines l'ombre qui fait bouger les Moore et ça te fait frissonner d'excitation. Enfermer Melchior pour en faire ta chose, allumer les braises de la discorde et laisser le clan Moore se détruire de lui-même... Débarrasser de ses frères et sœurs peut-être serait-il plus souriant ? Tu peines à réprimer ton sourire, te racles la gorge.

— Mais j'en prends note. Ne t'en fais pas, je sais qu'il y a beaucoup en jeu, je ne prendrai pas de risques inutiles.

Oui. Il y a tant... Tant en jeu.

— Quant à Jewel... Hm, tu sais à mon historique que mon amour pour la famille est assez divisé mais tout de même... Je ne comprends pas ce qu'elle cherche.

Tu décides finalement d'acheter cette bande de tissu sur un coup de tête. Tu tends ton argent au vendeur, passes sous ton bras ta nouvelle acquisition avec satisfaction.

— Elle ne voit pas d'un bon œil mon arrivée. J'irai pas jusqu'à dire qu'elle se sente menacée, mais elle est gênée, clairement. Est-ce qu'on peut lui faire confiance ? Contrairement à moi Astrée à accès à ses pensées et je t'avoue que je ne serais pas étonné qu'elle me plante à l'avenir un très joli couteau dans le dos.

Tu écarquilles légèrement les yeux. Astrée ne peut pas ? Astrée se censure ?
Tu te fends d'un sourire imbécile, légèrement narquois. Ah. C'est pire que tu le pensais. Autant tu détestes les gens fades et sans talents, autant tu méprises ceux qui ont le potentiel de se faire artiste et qui ne font rien.

— Ah... Alors j'avais tort, elle n'est pas seulement fade, elle est en plus conne. Quel gâchis. Enfin, on va pas s'en plaindre, son manque d'ambition et sa lâcheté nous arrange.

Tu braques ton regard sur celui, hoches très légèrement la tête. Oui. Oui. O U I. Tu va te faire un véritable plaisir de surveiller Jewel de près, de guetter le moindre de ses faux pas. Elle n'est pas une alliée fiable. Même, elle pourrait être un obstacle. Et tu ne dois prendre aucun risque. Non pas que tu aies un goût prononcé pour le massacre, mais tu dois bien avouer que c'est assez agréable (grisant) cette sensation d'avoir le pouvoir de faire disparaître ce qui fait tache. Si tu pouvais continuer encore alors peut-être que...

Tu bats légèrement des cils. Swan verse soudain dans la douceur, ce qui n'avait pas anticipé. Tu digères le petite pointe chaude qui perce ton cœur, fait naître un demi-sourire sur tes lèvres. Ah, ça fait longtemps qu'on a plus dit t'apprécier. Et même si cette révélation doit être prise avec des pincettes tu constates avec un mélange d'horreur et de satisfaction qu'elle ne te laisse pas indifférent. Il faut croire que tes toiles ne comblent pas tous tes manques. Tu accueilles son cadeau, admires son sens du symbolisme. Tu fais mine de te pencher très légèrement, comme si tu allais ramasser quelque chose. Mais tu poses la main sur ton cœur, t'inclines, comme on s'incline devant son maître.

— Me voilà rassuré...

C'était si discret, mais tu le penses capable d'apprécier ton signe de soumission. Tu prends la petite boite que tu fourres dans ton sac.

— Puis-je te poser une question ?

Tu chemines à son côté, fait mine de t’intéresser à ce qui t'entoure.

— Si Jewel nous trahi est-ce qu'on pourra seulement la tuer ? Après tout, c'est officiellement une Smoothie elle aussi. D'ailleurs, je me pose la même question me concernant. Si tu me tuais, pour voir ?

Tu le regardes avec sérieux une seconde, avant de rire, hilare.

— Je plaisante.

Mais tu secoues la tête, reprend ton sérieux.

— Plus sérieusement, j'aimerais bien qu'elle commette un faux pas. Sa disparition sèmerait la zizanie chez les Moore.

Tu fixes l'horizon, l’œil brillant, passionné, dangereux, fou, mauvais.

— Les Moore... Ils m'attirent autant de jalousie que de mépris...

Car après tout, tu jalouses tous ceux qui peuvent encore se vanter d'avoir une famille auprès de laquelle retourner.

Après, c'est oublié que cette même famille, tu ne t'es pas interdit de la tuer.

Oh, aurais-tu touché un point sensible ? Intéressant. On se méfie suffisamment de ses alliés pour les mettre sur surveillance et les soupçonner de traîtrise mais on les respecte encore assez pour ménager leur honneur. Tu fermes les yeux, bref sourire, murmure pour toi-même.

— Innocents temps qu'on n'a pas prouvés qu'ils étaient coupables... Je vois.

Un homme plein de principe donc. Tu lèves tes mains en signe de paix, appel au calme avec un sourire plus doux.

— Non, non, j'aimerais autant la garder si ça ne te dérange pas.

Mais tu le scrutes, intéressé. Swan est une figure qui tranche dans cet amas merveilleusement anarchique qu'est Venus Ville. Tu ne sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle pour toi. Et la pression de sa main sur ton épaule te fait dire que tu devrais te montrer prudent. Jouer au sulfureux marche chez les Smoothie mais pas avec lui. C'est que tu oublies, parfois, que tu es un espion Jasmin.

— C'est la dernière chose que je veux.

Dans l'immédiat, c'est la chose la plus sincère que tu pourrais lui dire. Tu soupires, ne te risques pas à toucher sa main. Tu ne veux pas avoir l'air de bafouer son autorité. C'est que tu es un bon petit soldat quand tu le veux.

— Je ne voulais pas te manquer de respect. Ni à toi... Ni à elle.

Encore que.

— Je dois ceci dit avouer être toujours aussi désarçonné. Tu es juste. C'est difficile de l'être, encore plus ici. J'admire sans pour autant comprendre par quel miracle tu y arrives.

Tu viens saisir la petite boite dans ton sac, la porter à vos yeux.

— Mais j'imagine que c'est pour ça que tu es le maître et que je suis heureux de servir.

Il vise juste. Cependant tu ne sais pas si on peut dire que tu es un ambitieux. Du moins, pas comme lui doit l'entendre. Tu hausses un sourcil, considères sa question.

— Si tu sous-entends que je cours après les promotions, tu te trompes.

Tu lèves les yeux, pensif.

— Le pouvoir ne m'a jamais attiré. Je pense que le pouvoir est ce que l'on cherche quand on n'a rien. Mais moi, j'ai déjà quelque chose.

Tu désignes du doigt le rouleau de tissu à ton bras. Dans le fond, tu n'avais rêvé plus grand. Il t'importe peu qu'on ton art soit connu. Il t'importe peu que le commun des mortels porte un jugement sur ce que tu créais. Parce que tu n'as jamais créé que pour toi. Enfin, ça n'a pas toujours été vrai. Il y avait eu ta mère. Il y avait eu ta sœur. Mais elles sont portées absentes, à présent. Tu n'es pas naïf au point de croire que tu trouveras de nouveau des yeux que tu veux éblouir. Du moins, aujourd'hui cette perspective à de quoi t'effrayer.

Tu observes Swan en silence, conscient qu'il n'ira pas se contenter du peu que tu lui donnes. Et tu estimes que tu n'as pas d’intérêt à mentir. Seulement quand tu essayes de formuler la vérité à voix haute tout se fait brouillon, flou. Tu fronces les sourcils, sembles réfléchir.

— Je ne sais pas comment le dire.

Tu portes ton regard sur le marché devant toi.

— Je suis venu ici sans trop de buts. On m'a proposé de voir du pays, je m'ennuyais dans ma cellule alors j'ai dit oui. Mais j'ai eu... Comme qui dirait un coup de cœur pour Venus Ville. Elle est laide, imparfaite... Mais elle a un potentiel, quelque chose de particulier. Elle me donne le même sentiment que j'avais autrefois quand je créais. Je peux la rendre parfaite, je peux la rendre belle.

Oh, tu ne dis pas le plus important. Que la beauté est une chose éphémère. Que Venus Ville sera magnifique oui, mais que quelques secondes avant l'explosion. Qu'ensuite elle ne sera que cendre et qu'il n'y aura plus qu'à partir à la recherche de l’œuvre suivante ou d'accepter qu'on ne fera pas mieux et en finir. Cette partie-là, tu penses que Swan ne la comprendrait pas.

Dangereux. Voilà l'impression qu'il te donne soudain. Tu ne trembles pas. Pas du courage, ni de l'inconscience, juste de la survie, rien que de la survie. Tu l'observes, comprends pouvoir cet homme est à votre tête, comprend pourquoi tu as tout intérêt à lui roucouler dans les bras. Cela tombe bien, c'est ton métier de roucouler.

— Si je me trouve beau ?

La réponse est tellement évidente qu'elle te tire un sourire désabusé.

— Tous les artistes sont laids.

Toi le premier. Et c'est une réalité avec laquelle tu es en paix. Presque humble quand tu le dis. C'était pourtant d'une telle évidence.

— C'est bien parce que nous sommes horriblement laids qu'on est les plus légitimes à donner la beauté aux autres.

Tu resserres le tissu sous ton bras, le toise sans aucune méchanceté.

— À titre personnel, je pense que ceux qui se trouvent beaux seuls sont des imbéciles. C'est peut-être ceux qui méritent de partir en premier.

Tu lui souris te permet d'avancer doucement, c'est qu'il ne faudrait pas qu'on vous surprenne statiques trop longtemps.

— Pourquoi cette question ?

Ton regard s'éclaire un bref instant. Peut-il comprendre ? Peut-il réellement ? L'excitation monte, c'est si rare de rencontrer ses semblables. Tu l'avais sous-estimé. Tu avais sous-estimé Swan. Tu voyais les BR comme une simple opportunité, un liant, mais tu te trompais. Cet homme. Cet homme comprenait.

— C'est pour ça, Swan, qu'il faut savoir la tuer quand elle est encore au sommet de son éclat.

Tu réprimes un sourire. Tu as l'air sincèrement ému.

— Tu as raison, nos quêtes sont liées.

Tu poses ta paume sur ton cœur, soudain soulagé. Et tu ne prends conscience que seulement maintenant d'à quel point la solitude t'avais pesé. Tu vois ton supérieur d'un œil nouveau. Parler de dévouement est encore hors de propos, cependant...

— Tu peux considérer que je te suivrai.

Oh, soudain, le travail semble plus heureux à réaliser.

— Je t'aiderai dans la tienne. Pas parce que je le dois, mais parce que le veux.

Un sourire, presque candide.
Jasmin, cet homme est ce qui se rapproche le plus d'un ami pour toi.
Voilà qui en dit beaucoup.