Picadilly Bar
Début mars

Les mains tremblaient sur le rebord de l'évier, un filet de sang ruisselait entre ses doigts fébriles. Des morceaux de miroir étaient éparpillés sur le meuble, dans le lavabo et à ses pieds. De l'autre côté de la porte de la salle de bain, sa chienne grattait le sol, inquiète, et s'excitait de ne pas pouvoir la rejoindre.

Résignée, Ceres avait fait couler l'eau de sa douche, brûlante, et était restée au-dessous pendant trente minutes entières. En silence, en vertige devant le gouffre dans sa poitrine.

Elle avait adressé l'attention que sa chienne réclamait au sortir de la salle de bain, s'était préparée pour ne rien laisser paraître, et il ne restait des séquelles de sa tempête que les entailles en cicatrisations aux jointures de sa main droite.

Tant pis pour les dégâts de l'appartement, elle nettoierait plus tard. Elle était sortie dans une robe noire et manteau rouge écarlate.

Elle avait préparé un message à envoyer à Ephemer au cas où cela se passerait mal, et était entrée au Picadilly Bar. En voyant le visage du serveur, et sa stature grasse, elle songea que ce n'était pas le bon horaire pour croiser Callum.
Pourquoi voulait-elle le croiser, d'ailleurs ?
Voulait-elle le croiser ?

Elle s'était assise au bar, le regard vide, un sourire coincé au creux des joues. Parfois, il lui arrivait de regretter sa vie d'avant. Lorsqu'elle n'était pas mariée, lorsqu'elle ne comptait que sur elle-même mais qu'elle n'avait encore perdu personne. Elle n'avait jamais été heureuse, mais elle n'avait jamais non plus été aussi désespérée qu'elle ne l'était en ces jours capricieux.

Et comme si elle répondait à l'invitation que son esprit venait de lui faire, sa vie d'avant était venue la saluer sous les traits de Melchior Moore. Elle leva la tête vers lui, une espèce de tendresse indescriptible flottant dans son regard triste.

Monsieur Moore, quelle surprise.

Elle pencha la tête, et ne se détacha pas de son sourire.

Ou devrais-je dire Melchior, maintenant que les circonstances sont différentes ?

Son cœur s'était emballé rapidement, les souvenirs fusaient à une vitesse qui la dépassait. La gorge lui serra, un vertige la prit.

Ne me flattez pas ainsi, nous savons vous et moi que je n'ai pas une très bonne mine.

Elle détailla le visage de Melchior, et évidemment les nouveaux détails ne lui avaient pas échappé.

Et apparemment, vous aussi. Je vous offre un verre, pour que vous me racontiez ce qui vous est arrivé ?

Racontez-moi ce que j'ai raté, ce que j'aurais vécu à vos côtés si cette autre vie ne m'avait pas été offerte?

Picadilly Bar
Début mars

Elle l'avait écouté en silence, le regard audacieux détaillait sans pudeur le visage dont il décrivait une mésaventure trop vague. Un sourire radieux illumina le faciès de Ceres dont la lumière était aussi froide que son cœur piétiné par les années.

Ca nous fait une chose en commun.

Elle leva son verre vers lui.

" On l'avait bien cherché. "

Et trinqua à la santé d'une mort qui la hantait encore. Engorgea la moitié de sa boisson comme s'il fallait noyer ce qui grondait à l'intérieur.

Combien de morts, alors ? Une ? Deux ? Ne me dis pas trois, je finirais par te faire surveiller pour que tu ne nous quittes pas.

Elle reprenait ses vieilles habitudes, et croisa une jambe sur l'autre, s'accouda au bar pour intimer une proximité factice, se pencha légèrement vers lui.

Quel impoli tu fais, Melchior, voyons, les femmes d'abord !

Prenait tout l'espace, comme toujours, en plaisantant.

Une mort. Le crâne fendu sur une commode. J'ai été très vilaine ! Il n'a pas apprécié que je veuille le quitter.

C'était la première fois qu'elle osait en parler de la sorte.
La première fois qu'elle avouait qu'il l'avait tuée. A qui que ce soit.
Solar n'avait pas eu tant de détails.
Solar.
Elle reprit une gorgée.

A toi. Raconte-moi.

Picadilly Bar
Début mars

Le sourire, sur son faciès, n'avait pas décollé. Ceres préférait se pavaner aux côtés du cynisme que de la tristesse, préférait la colère aux larmes. Mais de colère contre son mari elle n'en avait plus, et tout ce qu'elle avait emmagasiné contre le monde était allé se loger d'une balle dans le corps de Duke Hawkins.

Était-elle apaisée pour autant ?
Pas le moins du monde.

Les Peppery Mango. Le nom sonna comme une légende à ses oreilles. Comme une mode passagère, une étoile filante qu'on n'a pas vu passer.

On pourra dire "ils l'avaient bien cherché", eux aussi. Les Peppery Mango. Mon mari.

Elle pencha la tête vers lui.

Ex-mari.

Elle termina son verre plus vite qu'elle ne l'aurait imaginé, et leva une main pour interpeller le garçon au bar qui lui amena une nouvelle tournée. Ceres avait beaucoup de souvenirs à noyer. Mais lorsqu'elle racontait le meurtre de son mari, ce n'était plus le visage de Orion qu'elle voyait, mais celui d'un exubérant antagoniste.

Il est enterré dans le seul cimetière de cette planète maudite où personne ne meurt jamais. Personne sauf lui, on dirait.

Le sourire avait disparu.

Je l'ai tué. Et sa finalité première a été accomplie.

Depuis combien d'années était-il mort ?
N'avait-elle jamais réussi à prononcer ces mots-là, de cette manière ?
Elle avait engorgé ça si longtemps que c'était devenu impossible à dire, impossible à avouer. Mais face à Melchior, à ce sentiment d'intimité, de proximité, ce sentiment qu'il la connaissait, elle se sentait en sécurité.

Elle leva une main vers le visage de Monsieur Moore, et replaça une de ses mèches de cheveux, pour que sa cicatrice soit bien visible.

Ce ne sont pas des échecs. Pas vrai ?

Posa son coude sur le bar, et son visage dans la paume de sa main.

Seulement des leçons, qui nous auront appris à ne plus jamais commettre les mêmes écarts.

Un maigre sourire étira ses lèvres, et elle prit une gorgée de sa boisson.

C'est faux, bien sûr, mais c'est plus facile à avaler ainsi.

Picadilly Bar
Début mars

Allons, Melchior.

Elle termina son verre, et le dirigea en direction du barman, elle aussi, figea son regard dans celui de son ancien maître - éprouvait sans doute encore une forme de respect, ou de servitude à son égard, en toute inconscience. Les vieilles habitudes avaient la vie dure.

Nous savons toi et moi qu'ici bas personne n'est innocent.

Elle récupéra son verre, plein, et le fit tourner entre ses doigts, sans que son regard ne quitte Melchior.

Reposer en paix se mérite. Et Orion avait fait ce qu'il fallait pour gagner son repos éternel.

Même si ça avait du passer par la maltraitance de Ceres pendant des années d'un mariage infernal, il avait accompli le devoir que Mars lui avait ordonné d'accomplir.

Mais j'imagine que tu ne parlais de toi.

Melchior n'était pas assez fou pour se croire innocent.

Elle regarda sa main à lui, refermée sur le verre qui lui avait été resservi. Releva les yeux sur son visage.

Je te sens en colère.

A une époque, lorsqu'il était en colère, elle supposait qu'il s'agissait de son devoir de l'apaiser - le satisfaire. Aujourd'hui, elle devait réfréner ce réflexe.

Est-ce que je peux t'être d'une quelconque aide ?

Picadilly Bar
Début mars

Le regard attentif, toute implication dévouée à la personne de Melchior, Ceres devenait aveugle et sourde à tout ce qui se tramait autour. Rattrapée par les travers d'une autre vie, un sourire tendre s'était dessiné sur son visage, et dans le regard il flottait une douceur qui n'était dédiée qu'à quelques élus, Melchior compris.

As-tu manqué de compagnie, ces derniers temps ?

Les doigts de Ceres coururent sur le bar, détachés de son verre et partant à la rencontre de la main de Melchior, instaurant un contact fugace mais plein de promesses.

Si le regard avait suivi le mouvement de ses doigts, il repartit à la conquête du visage du brun bien rapidement.

A l'époque, j'aimais prendre soin de toi, tu sais ?

Cela lui donnait une place, donnait un sens aux autres coucheries, au temps qu'elle passait à s'oublier. Lorsqu'elle dévouait de ce temps à Melchior, elle se sentait être elle-même - car il embrassait ses travers plutôt que de les craindre. Ceres avait toujours été désaxée, et elle n'avait jamais du faire semblant pour lui.

C'était ma façon de te remercier.

Pour les cadeaux, les attentions, la protection.

Aujourd'hui, je n'ai plus rien pour quoi je devrais t'être reconnaissante. Mais ça ne m'empêche pas de prendre soin de toi comme autrefois.

A lui faire le thé, servir son whisky, s'assurer que son costume était apprêté et que sa chevelure était bien rangée ; toutes ces habitudes qu'elle avait gardées avec Orion, puis qu'elle avait perpétrées dans d'autres de ses relations. Des petites attentions, anodines pour certains, importantes pour d'autres.

Et bien entendu, les tendresses en offrande le soir venu.

Picadilly Bar
Début mars

La question de Melchior la prit de court.
Elle ne savait pas.
Même avec le recul, même avec les années, même après avoir appris et grandi, elle ignorait les raisons qui la poussaient à être ce qu'elle était. Dérangée.

La raison et le bon sens voulaient qu'elle s'en persuadait et que c'était une manière comme une autre qu'elle avait trouvé pour survivre dans une condition déplorable. Mais lorsqu'elle s'interrogeait, elle se sentait habitée de tendresses, de sensations chaleureuses qui lui rappelaient que, d'une certaine manière, elle l'aimait.

A sa manière très particulière d'aimer, à sa manière un peu malade de concevoir leurs étreintes, Melchior avait été, jusque là, ce qui se rapprochait le plus de cet espace au fond de son coeur malade.

Faute d'avoir eu des parents aimants, elle était allée chercher ailleurs, autre chose, et elle avait sincèrement aimé se sentir à cette place privilégiée, quand bien-même le reste du quotidien était enfoui très loin au fond de souvenirs ellipsés.

Mais elle ne répondit pas.
Baissa le regard dans un sourire vaguement triste, avant de les relever à sa seconde question.

Il est mort aussi.

Son sourire ne tarissait pas.
Ceres ne resplendissait que dans les émotions fortes, intenses, elle ne pouvait exister en demi-mesures.

Qu'est-ce que tu en dis ? On dirait que je suis la seule personne sur Mars autour de qui tout le monde meurt définitivement.

Deux, c'était déjà trop.
Elle leva une main au visage de Melchior, et fit passer son pouce sur sa joue, tendrement.

Mais je ne te ferai pas ce plaisir, j'en suis navrée.

Elle termina son verre, avant de le reposer sur le bar.

Je te demande de vivre encore, tu ferais ça pour me faire plaisir ?

Et sa main le quitta après avoir caressé jusqu'à son menton, se détacha dans un mouvement gracile. Elle se releva de sa chaise, un signe de tête en guise de salut.

Et peut-être que la prochaine fois je te serai reconnaissante d'avoir accédé à ma demande.

Elle lui adressa son sourire, avant de tourner les talons, dans une promesse d'un lendemain qui n'arriverait peut-être pas.