Ils n'ont jamais été très loin, et ce depuis sa naissance.
Elle n'est pas bien née, Sofia. Pas née dans une famille difficile, non, pas né de parents ingrats. Elle en a connu certains comme ça, mais pas elle. Simplement, Sofia est née dans un de ces coins reculés du sud de la Colombie, une zone rural trop éloignée, excentrée, coupée de tout... Ou presque.
Ils n'ont jamais été très loin, les hommes en uniforme
Elle a grandit là où la guerre gronde. Prés de son village, rebelles et armée régulière se déplacent, se battent, et ce depuis si longtemps que pour elle, c'est comme depuis toujours. Un bout d'Amérique Latine en proie aux luttes intestines depuis plus d'un demi-siècle... Et au milieu des conflits ? Elle. Eux. Les dommages collatéraux.
Les ressources.
Ils n'ont jamais été loin, les hommes en arme.
Dans ce petit village, presque tout tourne autour des fermes : Des plantations de cocaïne. Parce que récolter quoique ce soit d'autre n'est pas assez rentable, dans ces régions pauvres, mais surtout... Surtout parce qu'il y a ce couteau invisible sous la gorge. Celui des cartels et rebelles qui travaillent main dans la main pour semer la drogue, et récolter le profit. Dans cette grande machinerie, les locaux sont les ouvriers, et la famille de Sofia ne fait pas exception. La vie n'est pas facile, le danger rôde, la peur ne traîne jamais trop loin non plus... Mais le village survit, tant qu'ils plantent. Tant qu'ils obéissent.
Ils n'ont jamais été loin, les hommes qui tuent. Jusqu'au jour où ils ont été trop prés.
C'est comme ça qu'ils fonctionnent. Ils prennent tout ce qu'ils peuvent prendre, pourvu que ça veuille dire arracher un avantage dans le conflit. Longtemps, elle est passée entre les mailles du filet, en voyant d'autres autour d'elle disparaître. Des enfants de son âge. Puis un jour, ça a été elle.
Ils demandaient un enfant par famille, un « volontaire » à participer à l'effort de guerre. Et dans le jeu de ce volontariat canon sur la tempe, la famille Delacruz n'avait que deux alternatives : Sofia 10 ans, ou Luis, 6 ans. Bien assez tôt, le foyer a dû réfléchir, discuter, puis enfin décider. Les parents ont parlé : ils essaieraient de fuir, quitter la région pour échapper à l'emprise des différents groupes paramilitaires et groupes armés.
Fuir, pour tout abandonner.
Fuir, sans garantie de succès.
Fuir, sans nulle part où aller.
Fuir, croiser les doigts et prier.
Vraiment, Sofia n'est pas née dans une famille difficile. Combien d'autres ont donnés leur enfant ? Combien l'ont fait sans hésiter, parmi ceux-là ? Non, les Delacruz étaient soudés. Sans doute trop pour leur propre bien. Elle la première.
Alors pour épargner l'exil aux siens, éviter la guerre à son petit frère et la menace d'une vengeance des rebelles... Pour tout ça, elle s'est faufilée, dans la nuit. Elle est partie, sans dire au revoir à personne, et elle s'est présentée au campement des rebelles, et s'est portée « volontaire ». Elle aurait aimé écrire un mot avant de partir, mais elle n'a jamais appris à écrire.
Ils ne retrouveront qu'un dessin sur sa couche, au matin. Deux silhouettes adultes, une avec de longs cheveux. Deux silhouettes d'enfant, l'une plus grande que l'autre, et un cœur au-dessus des quatre bonhommes... Et un casque vert sur l'une des silhouettes juvéniles.
Après ça, plus rien ne serait plus jamais comme avant.
***
« ça ne peut pas être aussi terrible que ça ». Elle aurait aimé pouvoir se dire ça. Elle aurait aimé être assez naïve pour y croire. Mais elle a trop été spectatrice pour ne pas deviner au moins en partie ce qui l'attendait, maintenant devenue actrice.
Pourtant, rien n'aurait pu la préparer à cette vie.
Ils n'ont pas besoin d'enfants, ils ont besoin de soldats. Alors ils tuent l'enfant à l'intérieur, pour laisser une coquille vide, malléable. Ils brisent pour mieux reconstruire, parce que les jeunes ont ça de pratiques qu'ils sont plus facilement influençables.
Si jeunes, et on leur impose cette rigueur militaire, impitoyable, cruelle.
Si jeunes, et on leur force la violence : mort aux yeux, sang aux mains, blessures sur la peau.
Si jeunes, et on les vole de tout : leur enfance, leur innocence, leur pureté.
Et tout ça en accompagnant avec des drogues, pour faciliter le processus.
Elle a tout vu, trop tôt. Trop fait, trop tôt, aussi. Trop subit. On l'a forcée à blesser, à tuer, à combattre, à ça et à pire encore. On l'a forcée, assez fort et assez longtemps pour que ça ne soit plus nécessaire de la forcer : assez pour que l'inenvisageable devienne une habitude. Pour normaliser l'inhumain. Elle et les autres, ils étaient autant de petites mains bonnes à tout faire : messagers, espions, combattants en première ligne, mules... La liste est longue. Enfance volée, enfance brisée, sacrifiée sur l'autel des ambitions de quelques hommes puissants. « Pour la liberté », diraient les slogans rebelles.
« Pour la liberté », elle a été profanée par son commandant de régiment avant même d'atteindre l'âge d'être mère.
« Pour la liberté », elle a appris à tuer avant d'apprendre à lire.
« Pour la liberté », on lui a enlevé la sienne.
Elle pleurait, au début, beaucoup. Puis comme les autres, elle appris à retenir ses larmes, parce que ça ne faisait que lui attirer des ennuis. Un soldat ne pleure pas. Elle a appris à intérioriser, à accepter, à adhérer. Conditionnée, formée, elle a appris à y croire : croire à la cause rebelle. Quoi d'autre sinon ? Elle en a trop vu punis pour leur dissidence. Elle même, elle a subit. Elle a vu les fuyards exécutés, elle sait. Alors pour survivre, elle est devenue exactement ce qu'on attend d'elle : une bonne soldate, qui répond à tous les ordres, qui ne déçoit pas.
Dans un cauchemar, c'est plus facile d'être le monstre dans l’obscurité que d'être la fillette apeurée. Plus facile encore quand on plane par-dessus le marché.
La drogue, ça aide à supporter le rouge sur les mains, les entailles au corps. Ça aide à ne pas craquer, en quelque sorte. Et pour eux, la drogue, ça aide à garder une emprise sur elle : les accrocs évitent de déserter leur fournisseur. Ainsi sont les chaînes qui la relient aux rebelles : les chaînes du conditionnement, celles de la peur, celle de l'argent... Et celles de la drogue.
Et ça a duré, longtemps. Par un mélange de chance et de talent, elle a assez survécu pour vivre son calvaire plus longtemps que beaucoup d'autres. Assez pour gagner en expérience, pour perdre un peu plus de son innocence.. Assez pour qu'un jour, le campement soit attaqué par les forces armées du gouvernement... Et qu'elle figure parmi les capturés, plutôt que les morts.
« Une nouvelle chance », diraient certains.
« De quoi faire durer cet enfer un peu plus», diraient d'autres.
***
Rien n'est simple, quand on se réveille d'un cauchemar long de plusieurs années.
Capturée comme plusieurs autres de ses semblables, elle a intégrée un programme de réhabilitation financé par le gouvernement. Mais surtout ? Surtout, elle a été rendue à sa famille.
Et c'est étrange. C'est étrangement malaisant, ces retrouvailles avec de familiers étrangers.
Parce qu'elle se rappelle. Les souvenirs sont flous par moments, mais elle se rappelle de leur vécu partagés. Elle se rappelle de la petite Sofia qu'elle a été, auparavant. Elle se rappelle que c'est pour eux, qu'elle est devenue ce qu'elle est aujourd'hui. Et pourtant ? Pourtant, arrivé un moment dans son voyage, elle avait presque oublié. Oublié la vie en dehors du campement, des ordres, de la violence.
Et elle déteste ça. Ces sentiments conflictuels, ces visions, ces souvenirs. À la fois soulagée, et apeurée. Heureuse, mais coléreuse. Par-delà tout, elle a appris à détester les regards. Parce que de retour au village, de retour parmi sa famille... Elle a vu la peur, dans leurs yeux. Chez certains, elle a vu le mépris, la haine. Elle a appris que le village avait été libéré de l'influence des rebelles, depuis le temps. Plus développé, plus sécurisé, le village a fait peau neuve, assez même pour qu'on y construise une école... mais elle sait aussi que ça ne s'est pas fait sans heurts. Elle a su qu'ils ont envoyés des enfants comme elle. Qu'ils ont fait ce qu'elle-même faisait, quand l'ordre était donné. Elle a entendu certains noms, de ceux qui ne reviendront pas. Elle s'est rappelée de certains amis d'enfance, de quelques proches de ses parents. Des fantômes d'un passé distant.
Tout le monde sait. Parmi tous les enfants « volontaires » du village, elle est la seule à être revenue. Et pour ajouter de l'huile au feu, elle n'est pas facile. Parce que dans son monde, le social est devenu quelque chose qui passe systématiquement par la hiérarchie et la violence, la domination. Parce qu'elle est nerveuse, fragile, mais dangereuse. Parce qu'elle n'a plus sa dose, et que ça la rend instable. Parce qu'elle a ces épisodes, où elle n'est pas vraiment là. Où elle est dans ses souvenirs, dans un rêve éveillé, où elle se rappelle ces choses qu'elle a si longtemps gardé tout au fond d'elle. C'était plus facile à supporter, quand c'était son quotidien. Quand la drogue était là, quand il y avait ses amis dans le régiment, pour partager sa peine. Mais maintenant qu'on lui rend un semblant de normalité, les horreurs apparaissent pour ce qu'elle sont réellement : des horreurs. En funambule sur le fil entre la réinsertion et ses vieux démons, elle tangue, et souvent elle tombe... Et souvent, les autres autour en paient le prix en même temps qu'elle.
Elle n'aime pas voir cet inconfort, dans les yeux de son petit frère. Voir la peur, quand elle s'énerve, quand elle a ce comportement explosif qu'elle déteste elle-même.
Elle n'aime pas voir cette inquiétude, dans les yeux de ces parents. Voir ce quelque chose qui juge, qui regrette.
Ultimement, elle n'aime pas voir son propre reflet dans le regard des autres. Parce que c'est là, parmi les gens normaux, qu'elle peut sentir à quel point elle est différents d'eux. Changée, pour le pire. Changée, à jamais.
***
Et pourtant elle essaie.
Elle essaie, et elle progresse, lentement. Via le programme de réhabilitation, un accès à l'éducation qu'elle n'a pas eu. Malgré les différences, sa famille la soutient : parents et frère essaient de soutenir la petite Sofia, même si elle n'est plus vraiment ça. Petit à petit, elle retrouve la force de tendre la main, elle se sent la capacité de former des relations saines. Vraiment, elle essaie, elle pourrait le promettre mille fois.
Mais c'est trop difficile.
Elle progresse, mais ses nuits restent courtes. Elle continue d'avoir ces épisodes lunatiques, elle ne cesse pas d'avoir ces PTSD qui la prennent sans prévenir, elle continue de se sentir mal dans sa peau. Dans le village, on l'évite, ou au moins on l'approche avec prudence, parce qu'on sait comme elle peut dérailler. Parmi les locaux, il y a toujours ceux qui lui reprochent ce qu'elle a subit – ce qu'elle a fait - et elle les supporte de moins en moins.
Progressivement, elle réapprend le travail à la ferme. Effort d'intégration, effort sur ses émotions, effort pour trouver des solutions. Et elle aimerait qu'il suffise de le vouloir très fort, pour que tout rentre en ordre. Mais ce monde n'est pas si simple.
Alors ça finit par tomber. Irrémédiablement, le climat de tension avec une partie du village devait tôt ou tard exploser. C'était une fin de journée, prés de l'école du village. Les enfants qui sortent, et elle qui vient chercher son frère. À l'approche du petit édifice pourtant, un rassemblement. Des jeunes de son âge environ, en cercle... Puis elle s'approche. Puis elle entend. Puis elle voit.
Elle entend les mots de haine, craché sur son frère. Ou plutôt sur elle, indirectement via lui. Sa sœur est une meurtrière, qu'on lui grogne. Elle a écarté les cuisses pour la guérilla, qu'on lui assène. On lui reproche de la défendre, on le condamne parce qu'il ne répète pas les mots de venin. Puis, les coups. Au sol, piétiné, les quatre adolescents qui frappent, qui insultent. Luis hurle, assez pour qu'on l'entende dans tout le village... Mais les adultes les plus proches tardent trop à réagir. Quand l'un s'avance pour interrompre le lynchage, elle est déjà là.
Un son sourd. Un crâne, frappé avec force à l'aide d'une barre métallique. Un corps qui tombe.
Deux autres qui se retournent, l'un qui connaît le même sort, l'autre frappé à l'entrejambe.
Un dernier qui a le temps de frapper, de faire couler le sang. Le « chef » de la petite bande.
Il frappe, et elle rend le coup, plus fort, plus rageuse. Assez pour qu'il tombe, et quand il est sol, elle fond sur lui, et les coups tombent. Un, deux, quatre, huit coups de cette barre en métal, qui viennent directement frapper à la tête. Dans les yeux de Sofia, une fureur froide, sans hurlement, une colère au visage fermé. Sous elle, sa cible ne dure pas : un temps il se débat, puis il y a ce son sinistre, et les coups suivants. Le rouge coule, le corps s'immobilise, amorphe. Quand on arrive dans son dos pour la maîtriser, il est déjà trop tard.
Furie silencieuse, elle résistera longtemps, comme en transe, décidée à continuer de cogner sur le corps sans vie sous-elle. Ce qui l'arrêtera, c'est le bleu des yeux de Luis, quand elle le croise : quand elle voit la peur de son petit frère, et qu'elle se voit elle, dans ces yeux qui craignent. Dés lors, son corps se fige, sa folie se calme. Plus aucune résistance.
Le mal est de toute façon déjà fait.
***
C'est comme ça qu'ils gèrent les ex-enfants soldats : d'abord, on essaie de les aider, du peu de moyens que l'état peut dédier à la tâche. On leur donne une seconde chance, on les rend à leur famille, on leur donne ce programme de réhabilitation. Il y a ceux pour qui ça fonctionne, ceux qui gardent les cicatrices, mais referment la blessure dans leur âme, et apprennent à réintégrer la société... Plus ou moins selon les différents cas. Puis, il y a les autres. Les irrécupérables, les trop dangereux. Les Sofia.
Eux, on les envoie en centre de détention pour mineurs. Là, on rassemble les marginaux de la jeunesse Colombienne, parqués comme des animaux. « Pour les aider », c'est le joli mensonge qu'on raconte dans les médias. Mais vous vous rappelez ? L'état manque de moyens, pour gérer ses jeunes difficiles. Il est trop occupé à faire la guerre, trop occupé à gérer la crise économique. Alors qu'est-ce qu'il fait avec les problèmes qu'il ne peut pas résoudre ? Il les roule en boule, et il les cache sous le tapis. Il les oublie dans un coin sombre, où les gens ne pensent pas trop à regarder.
De nouveau, Sofia expérience un avant-goût d'enfer. Mais cette fois-ci, l'auréole de l'innocence fragile n'est plus au-dessus de sa tête.
C'est triste à dire, mais elle s'y sentait presque plus à l'aise. Pas parce que c'était facile, mais parce que c'était... Familier. Là, dans les murs de cette prison, le monde tourne à la loi du plus fort, du plus violent. La hiérarchie se dessine dans le sang et le respect de la puissance, les groupes se forment et s'affrontent. La prison est un petit pays, les différents gangs sont comme les groupes armés à l'extérieur. Ici, le regard des gens normaux ne pèse plus.
Elle n'avait pas de famille à décevoir, en ces murs.
Alors elle a joué, et au jeu de la brutalité, elle a fait ses armes. Difficilement, longuement, elle a saigné et fait saigner, elle s'est lié avec d'autres, a intégré un gang, et s'est naturellement faite ennemi du groupe rival. Ce gang, c'était d'autres comme elle. D'ex-enfants soldat relâchés au monde, sans expérience de la vie civile. D'autres qui ont échoués comme elle, et qui se sont rassemblés ici. Elle a tôt assimilé les dynamiques de cet endroit. Ça n'a pas duré longtemps, mais ça a duré assez longtemps pour imposer la triste vérité : Ici, elle s'en sort mieux que dehors. Et une part d'elle déteste ça. C'est pour ça que tant bien que mal, elle n'a jamais cessé de saisir les occasions de parfaire son éducation. Depuis qu'elle a appris à lire, elle s'arrange pour recevoir des livres. Elle s'arrange aussi pour recevoir sa dose, parce qu'ici là encore, elle n'a pas de famille à décevoir. Ses vieux travers refont surface, se mélangent à ses bonnes résolutions. Chaos, comme toujours depuis trop longtemps pour quelqu'un de si jeune.
Chaos, dans cette prison trop petite pour trop de jeunes difficiles. Ici plus qu'ailleurs, la surpopulation carcérale est un fléau... Ou une opportunité. Quelques mois passés, et ça a finit par arriver : une émeute au sein de l'établissement, un grand feu commencé en brûlant des matelas. Quarante-trois évadés au total, et parmi eux, Sofia, ainsi que d'autres de son gang.
Une demi-douzaine de jeunes à problème, sans nulle part ou aller, entraînés au combat et prêts au pire pour survivre. Entre ceux qui n'avaient plus de famille, et ceux qui ne pouvaient pas rejoindre les leurs sans attirer la police... Peu de solutions.
Peu, sauf s'enfoncer plus loin dans les Ténèbres du crime en Colombie.
***
Sur le fil du rasoir, lâchée au monde, mais accompagnée d'autres damnés comme elle. C'est là qu'elle a trouvée sa voie.
Six presque-adultes qui ont décidés de se serrer les coudes pour survivre. Un groupe chaotique, mais soudé, lié par l'année qu'ils ont passés ensembles, par leur destin commun. Très tôt, la question de fuir à la police s'est posée, et seul quatre d'entre eux ont trouvés la réponse. Pour les deux autres malchanceux, leur chasse-à-l'homme des premiers mois s'est soldée par un retour à l'enfer d'où ils sont sortis. Les quatre restants ont pu s'en sortir, mais... Mais se posait alors la question de survivre. Et peut-être, à terme, si Dieu le veut bien, de vivre.
Elle aimerait vivre, pour une fois. Libre des chaînes, quels qu'elles soient.
Leur première source d'argent a trouvé son origine dans la vente de drogue. Sofia avait toujours ses problèmes d'addiction, et elle n'était pas la seule. Vendeurs, mais aussi consommateurs, les quatre amis ont fait les quatre cent coups durant cette période. Alcool, drogue, fêtes, sexe, tout le temps qu'ils ne passaient pas à vendre, ils le passaient à vivre. Sofia elle, elle était plus... Distante. Froide ? Difficile à dire. Tous le savaient, dans la prison : « ne touche pas Sofia ». Horreur du contact, réactions violentes, elle n'a jamais vraiment réussi à vaincre ce vieux trauma. Alors alcool oui, drogue oui, fête, parfois... Mais rien de plus.
À vrai dire, du quatuor, elle était la plus stable, composée. En dehors de ses phases, elle s'est construite une personnalité plus calme, plus sereine, maîtrisée. C'est sans doute pour ça qu'avec le temps, elle s'est prouvée cheffe tacite du quatuor.
Ils en ont fait du chemin, à quatre. Vente de drogue, puis finalement mercenariat, ils sont naturellement revenus au monde qui les a forgé : le monde des armes. Devenus jeunes adultes depuis le temps, ils ont commencés à vendre leurs services ça et là, notamment à certains groupes paramilitaire du pays, puis ensuite d'Amérique Latine, et plus tardivement même au-delà du Continent. Seule règle du groupe : pas de travail avec ceux qui exploitent les enfants.
Juan, Tina, Felipe. Trois noms qu'elle n'oubliera jamais, trois existences avec qui elle a énormément partagé. Ils ont eu leurs drames, leurs difficultés, et sur le chemin, ils se sont souvent auto-détruits. Mais plus souvent encore, ils ont été là. L'ironie du sort, c'est que c'est dans cette vie de violence et d'épreuves à leurs côtés, qu'elle a le plus appris à... Redevenir quelqu'un. La vie l'a jetée dans le business du sang, et elle n'a pas du en sortir. Mais au moins, elle a appris à le faire selon ses propres termes... En vainquant quelques traumas sur le chemin.
Les cauchemars restent, mais ses nuits sont plus paisibles.
La drogue reste, mais elle se sèvre. Elle espère arrêter, bientôt.
Les images et les sons sont toujours là, mais c'est plus facile, moins fréquent... Moins violent.
Peu à peu, elle apprend, elle guérit.
Un jour, les Delacruz de son petit village d'origine ont été abordés par un inconnu. Quelques mots échangés, une enveloppe passée d'une main à l'autre, et rien d'autre. Dans l'enveloppe, plus d'argent que la famille n'en a jamais vu, et un message, parfaitement écrit, sans fautes. Sa petite fierté, à elle qui n'a jamais pu leur écrire de mots d'Adieux, la première fois.
Des excuses, des vœux, des mots d'émotion. Un espoir : celui de pouvoir les revoir, plus tard. « Plus tard », parce que le présent est trop dangereux pour eux.
Elle est trop dangereuse pour eux. Mais plus tard oui. Plus tard.
Elle y croyait, vraiment. Presque comme si elle avait oublié la vie qu'elle a choisit. Une vie de violence, où tout ce qui est acquis peut être repris exactement de la même façon.
***
Une opération qui tourne mal. Il n'a pas fallu plus que ça. De nouveau les barreaux, de nouveau la Justice, et les hommes en robe pour décider de son destin. Au cours de leurs activités, les quatre amis ont souvent joué sur la ligne. Dans certains pays, le mercenariat était légal, et alors le risque moindre. Dans d'autres, ce n'était pas si simple... Plus encore quand leurs employeurs n'étaient pas le gouvernement. Parait-il que porter les armes et tuer pour un particulier, l'on tend à appeler ça « assassins », plutôt. Longtemps ils sont passés entre les mailles du filet... Jusqu'à maintenant.
Pire que tout, ils étaient sur leur terre natale, quand ça s'est produit. Alors tout est remonté. Le passé dans les rangs de la résistance, le meurtre dans le village, l'évasion, puis maintenant, un autre homicide à ajouter à la liste. Rien pour la sauver, cette fois-ci. La prison qui l'attend ne sera pas une prison pour mineurs, et l'évasion ne sera pas la même affaire. Ces années en liberté, sans maître ni chaînes, sans rien pour la retenir... Tout ça touche à sa fin, avec la peine qui tombe. En Colombie, la perpétuité n'existe pas, mais l'on peut finir condamné à assez de décennies pour finir volé de sa vie. Ça a été son châtiment.
Séparée de ses amis, de son monde, pour revenir à un autre fait de murs froids et de visages encore plus froids. Les prison du danger, où là encore, ce sont les gangs qui font la loi, avec les gardes par-dessus en guise d'administrateurs de cette grande scène macabre.
De nouveau, les chaînes. De nouveau, privée de tout. Mais au moins : au moins, elle n'a plus à craindre les menottes en visitant sa famille. Au moins ils peuvent venir la voir, de temps en temps. Voir le petit Luis devenu grand, voir ses parents qui ont pris leurs rides, mais qui continuent de sourire.. Même quand les sourires sont difficiles. Aujourd'hui, le village n'est plus gangrené par la guerre, et la famille n'est plus forcée à cultiver de la coca. « Fermiers honnêtes ». Elle sait à quel point ses vieux parents espéraient un jour pouvoir dire ça d'eux même.
« Ce n'est pas si terrible », elle aimerait pouvoir se dire.
Mais elle ne veut plus de chaîne. Plus jamais, plus rien.
Toute jeune, enchaînée à la misère, prisonnière des conflits. Un peu moins jeune, enchaînée au sang, prisonnière des rebelles. Presque-adulte, prisonnière de l'état, enchaînée littéralement. Puis, après quelques années de liberté... ça encore ?
Plus jamais.
« Plus jamais », qu'elle se dit, tandis que la chaîne qui la suit depuis toujours ne cesse de se refermer sur son esprit. Besoin de sa dose, de ce qu'elle plantait étant enfant, de ce qu'elle prenait, de ce qui l'aide à planer, à oublier. Quelques semaines auparavant, elle se voyait y échapper. Puis la prison, puis tout qui tombe, puis la rechute. Jusqu'à arriver ici : ici, où elle donnerait tout pour une ligne de poudre.
« Plus jamais », qu'elle se dit, en faisant semblant de ne pas savoir qu'elle n'a jamais été libre de ça.
Dans son esprit, ça dégringole doucement, mais elle ne le montre pas. Elle garde le masque, elle réplique le schéma du centre de détention pour mineurs. Trouver un gang à intégrer, jouer le jeu de la violence, parfois gagner, parfois perdre, mais surtout gagner. Et surtout, ne jamais perdre ces fois où c'est la vie qui est en jeu. Assez rapidement, prendre sa place dans la liste de « ceux à qui on ne cherche pas d'ennuis ». Trop rapidement, diraient certains. Elle continue de lire, de dessiner, elle continue d'apprendre, comme si ça allait lui servir plus tard, « quand elle sortira ». à moitié dans le déni, à moitié une tentative de se protéger par la routine. Elle intègre le programme de boxe de la prison, et elle a l'air... Calme, presque. De l'extérieur, on la croirait sereine avec son sort. Ce serait facile d'expulser sa frustration sur les autres dans le ring, mais elle ne le fait pas. Pourtant, les plus observateurs remarqueront : ils verront l'état des sacs de frappe, après son passage. Ils verront ce quelque chose dans le regard, quand elle cogne.
Plus que n'importe qui d'autres, ceux qu'elle a dû cogner en dehors du ring. Eux savent.
Ça a duré. Jusqu'à ce qu'un jour, un homme en noir vienne la voir, avec un discours qu'elle a eu du mal à appréhender, un moment. Elle sait de quoi il parle, elle connait Mars. Mais pour elle, ça a toujours été si... Lointain. Alien, littéralement. Elle ne s'est jamais réellement souciée de tout ça, des histoires. Elle n'aurait sûrement jamais à y aller, alors à quoi bon ? Qu'ils soient immortels, qu'ils aient donc des pouvoirs. Rien qui la concerne ici bas, sur Terre. Pourtant, l'homme en noir parle, et plus il parle, plus elle comprend qu'elle va peut-être être plus concernée qu'elle le pensait.
L'histoire pourrait presque la faire sourire. Des gangs qui prennent une telle influence qu'ils en viennent à renverser le gouvernement en place. Et le Staff, désespéré au point de chercher chez les aliénés de cette bonne vieille planète bleue.
« à croire qu'il n'y a pas qu'en Colombie que l'état est débile », qu'elle s'est dit sur le coup. Mais ce qu'elle s'est dit surtout c'est qu'il y a une opportunité à saisir. Alors elle l'a saisie. Si elle réussit, alors elle pourra être libre, vraiment libre. Sans épée de Damoclès au-dessus de la tête, sans police qui lui fait craindre de retrouver les siens. Elle pourrait retrouver sa famille, pour de vrai. Peut-être pour de bon, cette fois.
Qui sait. À force de troquer les chaînes qui la retiennent prisonnière, peut-être qu'elle finira par trouver la clef vers sa liberté.
- Spoiler:
1994 – 2004 : Jeunesse dans un coin perdu de Colombie, petit village sous l'influence des rebelles et du cartel local. Fermiers producteurs de coca malgré eux, climat de tension certain, mais la vie continue. Elle apprend le travail à la ferme, vit sa vie, RàS.
2004 – 2010 : Recrutée « volontaire » par les forces rebelles, elle devient enfant soldat à l'âge de 10 ans. Le calvaire la marque profondément, laisse des traumas qui ne l'ont toujours pas quitté aujourd'hui. Elle apprend la guerre avant d'apprendre à lire, soumise à un traitement inhumain comme tous les autres. Droguée par-dessus le marché, elle développe une addiction, subit le conditionnement, la formation. Milieu 2010, une attaque des forces armées cible son campement. Elle est capturée, puis intégrée à un programme de réhabilitation.
2010 – 2011 : Elle retrouve son village d'enfance, sa famille. Avec le soutien des siens et le programme, elle tente de se réinsérer dans la société, mais ce n'est pas simple. Profondément marquée, elle souffre de plusieurs tares mentales, émotive à l'excès et violente. Dangereuse. Plusieurs dans le village la traitent avec mépris, voire haine : vue comme un bourreau plutôt qu'une victime. Suite à un accès de violence, elle tue un ado de son âge qui s'en prenait à son frère. Elle est jugée, puis envoyée dans un centre de détention pour mineurs.
2011 – 2012 : Prisonnière, elle s'habitue vite au climat violent sur place, et intègre un gang d'ex-enfants soldat comme elle. Sur place, elle essaie malgré tout de continuer son éducation du mieux qu'elle peut. Elle retombe aussi dans la drogue. Un an plus tard, elle s'évade avec quatre de ses amis lors d'une émeute de prison.
2012 – 2021 : après une période de cavale, le petit groupe finit par échapper à la police. Impensable de retourner à leur famille, donc, les tout-frais adultes prennent toutes les occasions pour subvenir à leurs besoins. Vente de drogue, vol, les premières années sont consacrées à reprendre en partie la jeunesse qu'on leur a volé. Rapidement, l'échelle de leurs opérations monte d'un cran, et ils se mettent à tremper dans le mercenariat, forts de leur expérience de guerre, qui se renforce en travaillant avec différents groupes paramilitaires. D'abord à l'échelle du pays, puis du continent, et plus tard parfois ailleurs. Le groupe partage cette vie de longues années, avant de retourner case prison après une opération ratée en Colombie. Séparés dans différentes prisons, Sofia se retrouve seule, retour case départ, dans un nouvel établissement.
2022 : Sofia prend vite ses habitudes, et parvient à se faire une place confortable assez rapidement. Elle garde la face, mais cache beaucoup de névroses, inquiétudes et colères pour le futur derrière le masque. Finalement, quand elle est abordée par le Staff, elle accepte le contrat après une courte période de perplexité. Direction Mars, pour acheter sa liberté contre le sang d'inconnus. Elle a l'habitude.
2022.02 : Elle prend doucement ses marques sur Mars, pour s'imprégner de ce nouvel environnement. Elle met un petit moment à découvrir sa Faculty, vu sa nature, et elle ne sait pas trop quoi en penser. Un atout, mais à quel prix ? Dans tous les cas, ici comme ailleurs, son secteur ne change pas : Elle vend son expérience de combattante au plus offrant, pour se faire son argent. Mercenaire sous le pseudonyme « Strelitzia », elle reste discrète sous son nom publique, prête à prendre tout occasion pour agir contre les gangs sous toutes ses identités.