Parc à la frontière entre les territoires BB et CG
Février

Les nuits qu'elle passait dans un lit se faisaient de plus en plus rares. Abandonnant l'appartement pour la caresse froide des brises de vent, et l'âme vagabonde aux souvenirs d'antan, Ceres errait depuis des jours ou des semaines aux petites heures du matin et aux heures tardives du soir entre un monde et un autre, parfois au bar, plus souvent au parc où le silence la rendait un peu moins amère, un peu moins folle. Alaska et son pelage hivernal pour seule compagnie courait comme une dératée entre les allées, la gueule ouverte et la langue pendante, les yeux brillants d'excitation tant les promenades devenaient plus longues et récurrentes. Il arrivait parfois qu'un sourire flotte sur le faciès de Ceres à regarder sa chienne s'émerveiller du moindre buisson alors qu'elle devait les connaître par coeur, et quelque part cela rassembla entre eux les fragments de sa vie brisée.

Alaska se figea, tout à coup, sans raison apparente, le museau pointé droit en avant, et elle détala à toute allure, dans un sprint que Ceres n'avait pas vu venir. Elle haussa les sourcils, consternée, et fit s'illuminer ses yeux une fois pour se téléporter de quelques mètres, afin d'engloutir la distance que sa chienne avait imposée, et continua à pieds une fois qu'elle l'eut en visuel.

Elle se débattait avec vigueur, jouette, avec un autre chien au pelage charbon et aux yeux électriques. Lorsque Ceres releva les yeux vers son maître, la ressemblance la frappa plus que de raison, et songea au pelage de neige d'Alaska et à ses grands yeux pétillants. Le tableau lui parut presque irréel.

Elle s'approcha du brun, le pas lent, le visage détendu, et ne s'habilla d'aucun faux sourire, songeant qu'il n'était pas homme à faire des manières pour ce genre de politesses. Il lui avait prouvé, précédemment, qu'elle n'avait pas à faire semblant à son regard.

Edge.

Contre toute attente, il figurait parmi les rares personnes dont elle n'aurait pas rejeté la conversation, ou fui la présence. Ceres s'était plongée dans un tel isolement qu'elle en avait oublié que certaines existences ne lui étaient pas anxiogènes.

Je ne m'attendais pas à te croiser ici. Je la sors tous les jours...

Et toutes les nuits, assez récemment.

... et je ne t'avais jamais vu. Ni toi ni ton chien, d'ailleurs.

Elle pencha la tête, n'aimait que peu les banalités ; elle s'y ennuyait.

Je t'ai vu à la journée de la chaleur.

Son regard alla se perdre sur les chiens qui jouaient entre eux.

Quoique "vu" est un grand mot. On a vite eu l'attention détournée, pas vrai ?

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. Ceres aimait occuper l'espace sonore, et ses travers la rattrapaient bien vite, malgré le vague à l'âme et les tristesses sous-jacentes dans le regard.

Davantage que de te voir dans ce parc, c'est de te voir à ce genre d'événements qui me surprend. Généralement les coeurs de glace préfèrent se tenir loin de la chaleur. Je me trompe ?

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Février

Cherchait-elle l'amour ?
Ceres ne cherchait plus rien depuis longtemps, sinon une forme de quiétude de laquelle elle s'était désespérée depuis que son mari l'en avait définitivement privée.

Cherchait-elle l'amour ?
Ou à combler quelconque solitude.
Mais Ceres n'étaient pas de ceux qui souffraient d'être seule.

Elle ne comptait plus les hommes et les femmes qui avaient partagé ses nuits et n'en avait plus jamais eu cure, n'avait plus jamais cherché à combler les béances à l'intérieur. Tout ça lui était égal.

Non, Ceres cherchait la chaleur.
Mais son corps était froid et autant était son coeur.
Depuis que son dernier soleil s'était éteint, son âme avait attrapé un rhume et ne guérissait pas.

L'espoir de trouver une réponse à une soirée aussi absurde l'avait effleurée, mais elle était allée s'y égarer sans but précis, parce qu'elle avait erré et avait atterri là par hasard, car rien de mieux ne s'était présenté pour habiter le vide de sa soirée.

Comme aujourd'hui, face à Edge, où elle ne rechigne pas à échanger le verbe, quand bien-même il s'agit probablement d'un ennemi, quand bien-même Cosmo lui a dit de se méfier. Elle n'a plus rien à perdre, et elle espère qu'à l'intérieur d'elle-même s'agite n'importe quoi qui la réchauffe un peu.

Etait-ce imbécile de sa part de croire qu'il lui fallait côtoyer les plus dangereux (les plus morts, les plus fous) pour ressentir un tant soi peu de sa propre vie intérieure.

Hm.

Elle pencha la tête.
Sa faculty, s'agissait-il de ça ?

Je vois.

Ses yeux s'illuminèrent, elle tendit le bras et ses doigts entrèrent au contact de l'épaule de Edge. En une seconde, ils s'étaient téléportés tous les deux, à un mètre à peine, juste de quoi lui faire expérimenter.

Le mal de mer, l'estomac qui se retourne et la tête qui tourne. La nausée immédiate, l'espace qui se déforme. Ceres, elle, ne ressentait plus rien, et se tenait bien droite, aussi impassible qu'auparavant.

Pas aussi sexy qu'imaginé ?

Elle passa un doigt sur l'arête de son nez.

Tu as raison. Je ne suis prisonnière nulle part. Pas physiquement, du moins.

Elle regarda les chiens.

D'autres chaînes me retiennent.

Elle s'accroupit, et Alaska courut rapidement sur elle, leva deux pattes pour grimper sur les épaules de Ceres et passer sa truffe dans ses cheveux, bienheureuse de l'attention de sa maîtresse.

Pour ta précédente question, c'est non. Je ne cherchais pas l'amour.

Elle caressa la tête de Alaska avant de la repousser gentiment, et tourner le visage vers Edge, le regardant se remettre de la téléportation soudaine.

Si ton coeur est froid, le mien est mort. Je cherche à le faire revivre. D'une manière ou d'une autre.

Un sourire décora ses lèvres.
Un sourire inquiétant, trop large pour être naturel.
Un sourire qui se rappelait, amère, que la dernière fois que son coeur battait, c'était parce qu'elle avait tué un homme.

Son cadavre en images obsédantes sur ses paupières.

Qui sait ? Peut-être que je te tuerai, toi aussi, pour voir si je ressens quelque chose. Tu ne devrais pas approcher de trop près, Edge. Ton frère prétend que je dois me méfier de toi. Mais il a oublié de te prévenir de te méfier de moi.

Je sème la mort où je vais.

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L'électricité statique courait sur sa peau froide, grimpait à lui faire sentir des frissons le long de sa nuque. Le contact de Edge ne l'avait pas rendue plus méfiante, et le calme dont sa vigilance faisait preuve en sa présence l'intrigua. Comme d'habitude, ça ne manquait pas : elle se sentait en sécurité où on la menaçait, se sentait à sa place où le danger rôdait. C'était lorsqu'elle pouvait le voir, le contrôler, avoir une prise sur ce qui planait au-dessus d'elle qu'elle pouvait s'apaiser. C'était lorsqu'il ne cachait rien et demandait tout si ouvertement qu'elle se sentait respirer, finalement.

Lorsqu'il recula, son regard ne le quitta pas, accroché au visage indifférent qu'il affichait.
Presque indifférent. Il flottait dans les yeux de Edge des lueurs acides qu'elle peina à identifier clairement.

A sa demande, elle haussa les sourcils, surprise, et s'habilla bien vite d'un rire, creusant ses joues glacées.

Tuer pour toi ? Pourquoi je tuerais pour toi ?

Mais son visage s'était illuminé, quelques lumières folles au fond des yeux. Et le sourire ne quitta plus le faciès, habité par son propre déséquilibre. Sa propension à embrasser le chaos.

Comme d'habitude, elle ne lui laissa pas le temps de répondre.

Je veux un nom. Et la garantie que tu accepteras le prix. L'argent ne m'intéresse pas. C'est autre chose que je demanderai.

Elle semblait tout à coup plus droite, plus fière, fermement plantée sur ses appuis, l'allure impeccable. Le visage dénué de toute forme de pudeur, de gêne. Les épaules ouvertes, un pouce venant se déposer sur sa lèvre inférieure, l'air pensive.

Alors ? De qui faut-il se débarrasser ?

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Les Black Rotteneggs. De quoi pouvait-il s'agir ? Si Ceres était bien au courant que des assassins avaient été envoyés depuis la Terre pour démanteler les gangs (faute de la langue bien pendue de Duke), il n'avait jamais été mention de leur nom, et elle n'était pas certaine de comprendre. Le lien entre les informations n'était pas si évident.

Reiko Stone.
Le nom sonna en écho à l'intérieur de sa tête.

Pourquoi doit-elle mourir ?

Elle leva le visage, regarda le ciel un instant, pensive. Reiko était certainement le nom d'une femme, pas vrai ? Ce serait la première fois qu'il ne s'agirait pas d'un homme.

Et Ceres se mit à imaginer le cadavre d'une inconnue entre ses doigts.
Mais son coeur froid n'en ressentit aucune torsion.

Je n'ai pas encore décidé.

Elle pencha la tête, et un sourire pétillant décora ses lèvres. Dans ses yeux, il demeurait une lueur folle, un peu désaxée, propre à sa folie si spécifique.

Mais tu dois t'engager à la payer lorsque je l'aurai fixée.

Elle pencha la tête de gauche à droite, l'air satisfaite.

Ce sont les risques du métier. Avons-nous un marché ?

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Ceres leva son pouce à ses lèvres, les scellant dans un mouvement rassurant pour elle-même, quelques habitudes qui avaient le caractère tenace. Elle nota alors que Edge était mort, et qu'il connaissait ce vertige, qu'il connaissait le vide et l'errance, l'âme vagabonde et la sensation certaine de ne plus être complètement soi-même au retour.

La promesse qu'il était instable et avait gagné d'être un peu moins humain.
Cela excita des lueurs curieuses dans le regard de Ceres, et le sourire se grava dans le creux de ses joues.
Les yeux avides.

Es-tu inquiet qu'elle ne meure pas, ou es-tu inquiet qu'un potentiel échec me nuise ?

Elle passa son index sur l'arête de son nez avant de se parer d'un nouveau rire.

Ne réponds pas.

Elle marqua une pause. Bien entendu, elle était une inconnue pour lui, et son dessein était celui que Reiko perde la vie.

Je veux croire que tu t'inquiètes pour moi, d'accord ? Disons que ça me rendra plus encline à répondre à ta demande.

Elle adressa un regard à Alaska, qui après avoir sautillé devant elle, repartit de plus belle jouer avec son congénère. Alaska était une chienne ambivalente, qui aimait jouer à dominer, mais finissait toujours, à un moment ou un autre, à échanger les rôles.
Roulait de son dos contre le sol et tachait son beau pelage comme la neige.

Quelles sont les deux personnes à épargner ?

Au point où elle en était, elle n'était pas certaine de ne pas les tuer par accident, et de rompre leur contrat par mégarde.

Attends laisse-moi deviner.

Elle prenait toujours tout l'espace, le question-réponse immédiat;

Cosmo.

Elle fit mine de réfléchir, le sourire toujours niché sur ses lèvres.

Et toi. J'imagine que je n'ai pas le droit de demander un suicide. J'ai bon ?

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Février

Un frisson grimpa le long de sa colonne vertébrale, et Ceres régna de son regard froid sur la silhouette de Edge - au baiser qu'il déposa sur sa main tiède de ses lèvres glaciales.

Elle ferma ses paupières quelques secondes. Comme il était doux d'imaginer avoir une mère, une quelconque forme d'amour paternel qui étreindrait la poitrine. Mais en relevant le regard et sous ses longs cils noirs, Ceres ne voyait rien qui ressemblait à un quelconque sentiment, une quelconque preuve d'un amour maternel, dans le regard mort de Edge.

Très bien.

Reiko Stone.

Elle leva le regard vers le ciel, pensive, et inscrivant son patronyme comme un impératif. Elle se téléporta un mètre en arrière, et lui adressa ensuite un mouvement de la tête.

Sur ce, Edge.

S'habilla d'un sourire dément, d'une voix rieuse.

Tu auras bientôt de mes nouvelles.

Et elle repartit, un air guilleret sur le visage, comme excitée à l'idée que ses mains à nouveau tremblent comme elles avaient tremblé autrefois.