Ça fait longtemps.
Trop longtemps.

Depuis quand ne s’est-il pas permis le luxe de penser à lui ? Depuis quand ferme-t-il les yeux sur la souffrance qui le pique parfois en silence ? Il oublie, Seth, parce que c’est tellement plus simple d’oublier. Tellement moins douloureux, aussi. La seule douleur qu’il s’autorise encore, celle qui le hante depuis toujours, c’est celle de son père, celle de la morsure de ses coups, le visage de sa mère, ce moteur qui lui dicte chacune des actions de sa vie.

Et parfois, sorti d’un oubli salvateur, il y a les autres.
Il y a Charles.

Alors comme dans ces moments solitaires de pensées évadées, Seth s’en va dans les rues. Il est à pieds, pour s’y rendre. Ce serait plus simple d’utiliser un portail, mais ça n’aurait peut-être pas la même saveur, pas la même valeur. Il sait très exactement où il va, parce que ce n’est pas la première fois. Il t’y a même déjà vu, tu sais ? Il sait que c’est toi, il sait. Juste que, quand vous vous croisez au Stardust ou n’importe où, vous n’en parlez jamais.

Ses pas pour résonner sur le sol, le manteau de cuir battu par le vent. Il aperçoit ta silhouette, mais cette fois-ci, il n’hésite pas. Il s’avance, silencieux, jusqu’à se trouver juste derrière toi. Les yeux posés sur cet autel à la vie d’un homme disparu trop vite. Un autel à l’injustice.

Il remarque tes larmes quand tu te retournes, même si tu te dépêches de les effacer.

- Salut.

Son sourire qu’il s’efforce d’étirer, faible mais doux. De ton visage, ses yeux coulent à nouveau sur ce qu’il n’a pas honte d’appeler une tombe. Même ceux qui vivent encore après quatre morts sont des disparus, ici.

- Non. Tu te doutes que je t’en aurais parlé…

Il se passe une main dans les cheveux, un peu mal à l’aise. La vérité, c’est que vous ne vous êtes jamais vraiment rapprochés. Vous auriez pu, après cette perte commune, mais ça ne s’est pas fait. Il revient à toi, détaille quelque peu ton visage. Il ne sait jamais vraiment comment te parler.

Parce qu’il se souvient de toi, tu sais ?

De loin.

                         Là-bas.

- Je t’ai jamais demandé…

Il inspire avant de se lancer. Ce n’est pas son genre de retenir les mots.

- Je t’ai jamais demandé comment tu l’as connu.

Alors qu'il sait.

Ft. @Arwen Marigold | Avril 2022

Alors viennent les explications, celles qu’il possède sans réellement les connaître. Celles qu’il souhaite entendre outrepasser les barrières de tes lèvres. Il t’observe tandis que tu parles, le regard sérieux et les sourcils toujours légèrement froncés. C’est toujours ainsi quand il est concentré. Tu as connu Charles au Staff – évidemment – et c’est ainsi qu’est née votre relation.

Quelle relation ?

L’éclat de tes yeux et le sourire que tu étires en disent long. Long, et pourtant pas assez pour être sûr. Il suit de l’ambre de ses pupilles le parcours de tes mèches qui cascadent, un léger hochement de tête pour te signifier qu’il a compris.

Ouvrir les yeux sur le Staff. Une activité de tous les jours, par ici.

Ses mains s’enfoncent dans ses poches quand tu poses la question en retour, son regard se perd de nouveau sur la tombe que tu as construite. La vérité, c’est qu’il a remarqué Charles bien avant d’intégrer les PIC, bien avant même de sortir de cette île qu’on appelle Base Centrale. Depuis son écran, depuis son clavier, depuis les ordres qu’on lui donnait. Sa bouche ne devient qu’un pli pendant un court instant.

- Quand j’ai rejoint le gang, il y a quelques années. Un mensonge, car la vérité est trop lourde à porter. Il m’a aidé à m’intégrer et me faire une place, je ne peux que lui en rester reconnaissant. Il a été comme un frère.

A cette époque où on le regardait de travers, car ses origines ne sont pas restées secrètes longtemps. Le Staff, la base centrale. Bien sûr, on ne sait pas ce qu’il y faisait, lui-même est incapable d’en parler à voix haute ; mais le simple fait de savoir qu’il avait fait partie de ces « privilégiés » suffisait à nombre de PIC pour le mépriser. Une époque difficile que Pheme et Charles ont aidé à adoucir. L’une par l’autorité et la force, l’autre par la douceur.

Ses yeux reviennent à toi.

                                               Est-ce que tu sais, toi aussi, qu’il vient de là-bas ?

- En réalité, sa disparition est survenue assez peu de temps après ça. Et depuis… Enfin. Pas besoin d’un dessin.

Vous le cherchez.

Le silence prend place, mais il n’est pas pesant. Il est simplement naturel. Jusqu’à ce que tu t’approches et que tes doigts effleurent son épaule. Il suit le geste des yeux, presque surpris quand tu proposes de bouger.

Bêtement, peut-être, ses paupières clignent puis son sourire fleurit. Une réponse pour le tien qui est si doux.

- Si tu veux. Un endroit en particulier ? Il tourne sur lui-même, comme s’il tentait de se repérer. Il y a des cafés, pas très loin. Ou le Parsec, comme tu préfères.

Les rives du fleuve marsien sont un endroit paisible dans lequel il aime jouer de la musique. Mais si tu préfères t’asseoir au chaud devant une tasse de quoi que ce soit, il te suivra.

- Est-ce que tu la maîtrises mieux ? Ta faculty. Ils t'ont vraiment aidé ?

Ft. @Arwen Marigold | Avril 2022

Quand il t’écoute parler de Charles comme tu le fais, il y a quelque chose, tu sais ? Quelque chose de trop doux, de trop tendre, de trop évident. Il ne t’en fait pas part, il se contente d’écouter, hoche la tête pour acquiescer. C’est vrai, Charles avait ce quelque chose. L’étoffe de quelqu’un de grand, de quelqu’un de bien. Il s’est souvent demandé ce qu’il foutait là, dans un gang, plutôt que de jouer les bons samaritains.

Mais au fond, peut-être que vous aussi vous êtes des bons samaritains. Tout est une question de perspective.

Il te laisse le temps de répondre, et tu te décides finalement pour un café.

- Ca me va, je te suis.

Comme s’il mimait tes gestes, ses poings retrouvent le fond des poches de sa veste. Ses pas le gardent à ta hauteur, il lève le nez pour observer le quartier que vous possédez. Ça lui arrive, parfois, de prendre du recul et se demander comment vous en êtes arrivés là. Tout ce que vous possédez, tout ce que vous faites… Un mince sourire prend place à ses lèvres.

Il écoute ta réponse, peu surpris que le Staff t’ait réellement aidé avec ta faculty. C’est tout le principe, car de cette manière ils peuvent tenter d’avoir une main mise. Dans le pire des cas, Arwen, tu te serais retrouvé branché à des machines pour le reste de ta vie. Il les a vus, Seth. Le souvenir lui donnerait presque la nausée.

- Elle est dingue, ta faculty. Ça doit être bien pratique pour éloigner les chieurs.

Un rire, jusqu’à ce qu’il se rende compte de ton malaise. Tu l’appelles une malédiction, et c’est tellement dommage. Il t’observe, hausse doucement les épaules avant de t’en donner un coup affectueux.

- Tu devrais pas. Les plus belles fleurs ont des épines.

Un clin d’œil, puis quand tu lui retournes la question, il prend le luxe de réfléchir. Sa faculty, comme n’importe lesquelles de ses compétences, a été sujette à de nombreux entraînements au cours de son enfance. Musclés. Mais il ne veut pas en parler, ni de ses angoisses, ni de sa haine envers son père, ni des cicatrices qui parsèment presque tous les centimètres de sa peau.

- J’ai toujours été très précautionneux, heureusement. Quand on a découvert que les portails que je crée visaient à me téléporter, j’ai commencé en balançant des trucs au travers. Et quand j’ai été sûr de gérer le coup, j’ai tenté d’y passer moi-même. Ça m’a pas empêché de me faire deux-trois frayeurs en me téléportant dans le vide.

Il ricane, glisse une main dans ses cheveux qu’il tire vers l’arrière.

- Elle est plutôt chouette, en fin de compte. J’ai pas besoin de me lever pour aller chercher un truc dans le frigo. Ou même pour faire mes courses, en fait.

Les rues se font un peu plus vivantes à mesure que vous approchez du café, il reconnait l’endroit – en même temps, il connaît tout le quartier à force de l’épier sur ses écrans.

- Tu te plais, chez les PIC ? Dans un gang. Tu fais ça… pour toi ? Ou pour lui, finalement.

Pour Charles.

Ft. @Arwen Marigold | Avril 2022

Son rire résonne entre les murs de la ville, naturel, si différent de cette image que les autres peuvent avoir de lui. Hargneux, Seth, du genre qu’on trouve même sans l’avoir cherché. Mais avec sa famille, c’est différent. Avec toi, c’est différent. Il rit, hausse doucement les épaules comme si c’était une évidence.

- J’ai créé un autre portail en catastrophe, pas au bon endroit. Donc je me suis copieusement cassé la gueule et j’ai écopé de points de suture. Une super journée !

La vérité, c’est que son père s’en était énervé.

La suite le fait sourire de manière un peu plus malicieuse. Ne pas s’encrouter, tu n’es pas le premier à lui faire ce conseil. C’est bien pour cette raison d’ailleurs que plusieurs de ses amis le tirent chaque semaine au cartel de parkour. Il y va de mauvaise foi, mais au bout d’un moment, il finit par jouer le jeu des chimpanzés de Venus Ville.

- Mon corps est un temple, je fais attention à ne pas le surmener.

Vous pénétrez dans ce café à l’ambiance étrangement chaleureuse. C’est parfois presque amusant, parfois presque flippant. Vous vivez dans un monde où la mort est votre quotidien, où la guerre est une lutte tacite et silencieuse, certes, mais bien réelle. Pourtant, dans certains endroits, vous trouvez la paix.

Il t’écoute en déposant sa veste sur le dossier de sa chaise, curieux de ta raison d’être là. Ici. Pourquoi, Arwen ? Pourquoi les PIC, pourquoi ta lutte, à toi ? Tu prononces les noms de Cecil et de sa sœur, son visage se ferme quelque peu. Il les apprécie, évidemment, mais il ne sait jamais vraiment ce qu’ils pensent. Il déteste ça.

- Donc tu restes ici… pour les autres ? Je veux dire, tu n’as pas de raison qui te soit propre ?

Ce n’est pas un mal, en soi. Juste une curiosité. Se mettre en danger pour les autres, c’est une façon d’être comme une autre.

Il pose ses mains sur la table, mais ne peut s’empêcher d’attraper une salière quand tu commences à le questionner. Il a besoin de s’occuper les doigts. Le serveur lui demande ce qu’il veut, et il commande un café gourmand avant de le regarder s’éloigner tout en réfléchissant.

- C’est… une longue histoire.

Il dépose la salière à nouveau, mais ses yeux ne la quittent pas.

- J’ai rencontré Pheme il y a quelques années. Elle a vu en moi un gamin avec du potentiel, j’avais besoin de fric et j’avais des compétences sur lesquelles elle ne pouvait pas se permettre de cracher. Un rire. On s’est rapidement entendus. Elle est devenue ma confidente, et moi le sien. Elle voulait faire tomber le staff, et moi aussi. De toutes les putains de fibres de mon être.

Tout lui récupérer. Tout lui voler. Tout détruire juste sous son nez.

- Elle s’en foutait, que je vienne de la base centrale.

Son regard se lève pour croiser le tien, presque avec un air de défi. Est-ce que tu le savais ? Ou pas ? Est-ce que tu vas l’en détester ou t’en méfier, peut-être ? Il n’a pas honte, Seth. Il sait d’où il vient, mais il sait surtout où il va.

- C’est même un atout, selon elle. Je la connais par cœur, cette ville dans la ville. Un sourire plus doux. Alors j’ai intégré le gang, je suis devenu hacker pour son compte, j’ai monté le système de surveillance. Et je m’y plais. Je crois vraiment que je m’y plais. Les PIC, c’est comme ma famille.

A défaut d’en avoir une vraie qui tienne la route.

Ft. @Arwen Marigold | Avril 2022

Une pensée pour ses parents, pour cette journée gravée dans sa mémoire d’enfant. Il hausse les épaules, comme si ça ne le touchait pas, ou que ça n’importait que peu.

- Ils l’ont su, oui. Ça ne leur a pas plu ha ha.

Vous discutez du gang, de toi. Tes raisons d’être là. Il écoute avec attention ton sentiment, scrutant sur ton visage les émotions qui te traversent. Quand tu parles de Charles, il s’éclaire d’une certaine manière ; affligé et tendre à la fois. Tu vis pour les autres, pour leurs projets, pour leurs rêves. En un sens c’est presque triste.

- J’espère que tu ne regretteras pas.

Ce choix.
Ce chemin.
Car selon lui, il faut beaucoup de haine pour le supporter.

La conversation se tourne vers son histoire, son passé, bref. Il ne veut pas trop en dévoiler, Seth, mais pourquoi ? De peur de voir changer ta façon de le regarder, peut-être. Pire encore lorsque tu mentionnes que vous auriez pu être amis. Que tu aurais aimé que vous vous croisiez. Le goût de la bile remonte, ses yeux te lâchent avec nervosité.

Parce qu’il t’a vu, lui, tu sais ?

- Je ne pense pas.

Que vous auriez pu être amis.

- Je pense plutôt que tu m’aurais détesté.

Un rire pour cacher des mots qui s’étranglent. Une vérité douloureuse, tout ce qu’il se passe là-bas, au Staff, inscrit dans sa mémoire sans qu’il ne puisse en parler. Toutes les horreurs auxquelles lui-même a participé. Il se passe une main sur le front, légèrement en sueur. Puis son regard pour chercher le serveur.

Et il revient à toi. Etire son sourire au possible.

- Ouais… T’as sûrement raison. Le début de ma nouvelle famille, c’est Pheme. Je n’ai rien contre Cecil, mais j’espère qu’elle reviendra bientôt. Ce gang, c’est son œuvre.

Le serveur revient avec vos commandes, les dépose sur la table en silence et vous laisse l’addition dans un sourire avant de s’éloigner. Machinalement, Seth attrape le ticket et le fourre dans sa poche sans même regarder. Il paiera en sortant.

- Tu t’es déjà demandé ce que tu ferais, si les gangs n’existaient pas ?

Ft. @Arwen Marigold | Avril 2022