FAMILY PORTRAIT

Il avait parfois en tête les paroles d’une chanson que sa mère fredonnait, lorsqu’il ne parvenait à s’endormir. Il s’agissait des rares souvenirs parmi lesquels elle jouait le rôle qui lui avait été attribué : celui de mère.

Aaron ne se souvenait pas avoir connu son père - sûrement ne l’avait-il pas connu - et il n’avait, finalement, jamais cherché à le retrouver. Enfant, l’existence supposée d’un père n’était qu’un fantasme nourrissant son désir de sécurité. Il l’imaginait riche, le sortant de la misère. La réalité l’avait moult fois ramené à la résignation et c’était peut-être l’une des raisons pour lesquelles, adulte, Aaron n’avait rien d’un rêveur.
De riche, il avait eu son père adoptif et plus rien ne lui ferait désormais envier un autre, qu’importe qu’il s’agisse de son géniteur.

L’amour familial ne lui avait jamais manqué. L’amour, lui-même, ne lui avait jamais manqué - du moins, le croyait-il.
Aimer n’apporte rien, si ce ne sont des failles. Être aimé, en revanche, lui apparaissait comme un plaisir enivrant, depuis la soirée de la Saint-Valentin. A la fois avantageux, agréable et confortable.

Nombreux étaient ceux qui cherchaient l’équilibre entre les deux, tandis qu’Aaron, lui, songeait que la seconde pouvait mener au bonheur, tandis que la première entraînait le malheur.
Voilà ce qui avait dû provoquer la détresse de sa génitrice.

Il n’éprouvait guère d’empathie à l’égard de cette femme dont il n’avait connu que l’ombre. Pourtant, Aaron trouvait une certaine contrariété à ce que sa peine soit souillée par des vérités qu’il aurait préféré ignorer. Son père, absent, ne pouvait être accusé de la moindre faute qui ne soit prouvée. Mais Nathanaël était apparu et l’avait incriminé de faits qu’il aurait préféré ignorer.

L’histoire avait beau concorder, il refusait encore de l’admettre.

Nathanaël, lui, était à la recherche d’un frère, de toute évidence. Ce qu’Aaron lui avait refusé, dès leur rencontre.
Que gagnerait-il à reconnaître un frère d’un père qui l’avait abandonné ?

Ses provocations, comme vaines tentatives de se rendre intéressant, étaient devenu un jeu qui n’amusait que le blond. Il trouvait un plaisir vengeur à ne pas répondre à ses attentes, lui faisant payer d’avoir troublé son quotidien de sa présence tumultueuse - en plus d’avoir empiété son espace personnel en rejoignant les Carrot Cake.

Son cadet était si borné, qu’il finissait par se demander Ne te lasses-tu jamais ? d’un ton vaguement ennuyé, s’adressant finalement au concerné, venu une fois de plus le déranger. Aaron ne prit même pas la peine de lever la tête de son com. Depuis le temps, il finissait par reconnaître les pas de celui qui prétendait être son frère.

FAMILY PORTRAIT

C’est sans préambule que la bataille s’engage - la guerre, elle, a débuté depuis bien plus longtemps, sans qu’aucun parti n’en enterre la hache (ou l’autre, par défaut).
Nul n’a besoin qu’on le fournisse en arme ; leurs langues sont incisives et leurs paroles assassines.

Aaron ne voyait pas tant d’importance à gagner, tant qu’il n’en sortait pas blessé. L’indifférence, depuis sa plus tendre enfance, avait forgé son principal bouclier. Et se protéger, plus que tout, demeurait sa seule préoccupation.

Les reproches fusent, sans que le médiateur ne lève les yeux - et si c’est l’une des choses qui énervent Nathanaël, ce n’en est que mieux. Son regard, cependant, reste figé ; preuve qu’il est tout à l’écoute.
Les mots font mouche, bien qu’il n’en montre rien. Évoquer son éducation est une insulte dont seul lui mesure l’étendu - le fait est qu’il n’en avait, effectivement, reçu que peu. Ce qui ne l’avait empêché d’apprendre au contact des autres, afin d’en apprécier les écarts de conduite volontaires.

Je n’ai pas besoin de te voir, pour deviner tes expressions, fit-il, comme s’il s’agissait d’une justification suffisante. Prévisible, voilà ce qu’il se plaisait à signifier quant à son supposé frère. Et toi, ne peux-tu pas te comporter en adulte, plutôt que de te donner les airs d’un enfant frustré dans sa quête affective ?

Demandez à Aaron d’être moins désagréable et il n’en devient que plus exécrable. Cela dit, Nathanaël ne devait pas réellement s’attendre à obtenir l’effet escompté - sinon, c’était bien mal le connaître.

La joute verbale eut au moins l’avantage de le faire se désintéresser pour de bon au com qu’il mit en veille, se tournant enfin vers son cadet.

Ta famille ne te suffisait donc pas, qu’il t’a fallu te trouver un frère imaginaire ? cingla-t-il, dans un mélange de sarcasme et d’amertume.

FAMILY PORTRAIT

C’est une guerre qui ne comportera aucun vainqueur.
Un affrontement mêlant des blessures un peu trop profondes, une fierté un peu trop présente et deux personnalités un peu trop caractérielles.
Beaucoup de trop pour pas assez d’écoute, de compréhension et d’affection.
C’est une guerre qui ne comportera aucun vainqueur, parce qu’ils n’ont rien à gagner à s’affronter par les mots, si ce n’est plus de haine et de rancœur.

S’ils mettaient leur colère de côté - si Aaron mettait sa mauvaise foi et son égoïsme à la porte - ils auraient un frère, sûrement, à gagner.
Et c’est bien là ce qui a engagé la bataille.

C’est toi qui prend tes rêves pour la réalité. Aaron a beau dire, à beau renier la vérité, il sait que la version de Nathanaël l’est peut-être : vraie. C’est la raison pour laquelle il s’en défend, même s’il devait venir à en admettre la véracité. Il s’acharne à renier ce frère, alors qu’il n’aurait pas à le faire s’il ne le considérait réellement pas comme tel. Qu’imaginais-tu, en venant retrouver un frère dont tu ne savais rien ? Il avait plongé le regard dans le sien, depuis qu’il s’était approché, prenant enfin soin de le regarder. Que les liens du sang seraient suffisamment forts pour qu’il t’accueille à bras ouverts ?

Ce qu’il lui faut de plus.
(qu’on le laisse en paix)
Ce qui le dérange autant.
(tout. tout ce qui vient perturber l’équilibre précaire de ce qui constitue sa vie, construit sur ses déboires d’enfant)

Qui est ton père, Nathanaël ? demande soudainement Aaron, sans écarter ses yeux de ceux si différents des siens. Un égoïste, un lâche peut-être, qui a abandonné sa famille, comme il l’avait vraisemblablement déjà fait auparavant. Pourquoi aurait-il eu une pensée pour le fils qu’il a laissé à la rue ?

Il avait craché ces mots comme on crache ce qui nous obstrue la trachée. Ils menaçaient, peut-être, depuis trop longtemps de l'étouffer.

Ce n’est pas mon père, conclu-t-il d’une voix plus calme, presque douce. L’affrontement visuel s’est perdu et Aaron détourne le regard ; il n’a rien à gagner, de toute façon. Et tu n’es pas mon frère.

Ce qui le dérange autant ?
Accepter un deuil supplémentaire ; celui d’un père qu’il pouvait encore fantasmer.

Ce qu’il lui faut de plus ?
Une famille, s’il parvenait seulement à y consentir.