Même si la soirée passée avec Blanche a eu don de me remettre un peu les pieds sur terre, je ne suis toujours pas en état de rentrer à la maison. La marque sur mon bras ne s’est pas atténuée et je ne suis pas rentrée de la soirée, ne sachant trop comment mon retour serait accueilli. La discussion que j’ai eue la veille m’a fait réfléchir pendant toute la nuit, n’ayant réussi à trouver le sommeil qu’une heure à peine avant l’heure de décamper. En me levant, j’étais résignée à aller sur la tombe des deux personnes qui ont le plus compté de ma vie entière, Shadow et mon père.
C’était un petit rituel que je me suis imposé depuis quelques mois, le temps de me ressourcer, de rendre honneur à la mémoire de ces deux personnes qui ont toujours été là depuis que je les ai connus. Les mêmes qui avaient rendu ma vie un peu plus supportable et qui ne m’ont pas laissée dépérir quand j’étais au plus profond. Malheureusement, avec le temps et les récents événements, ces moments se sont régulièrement espacés, jusqu’à ce que je n’y passe presque plus. Les fleurs qui ont été déposées ont probablement fané depuis bien longtemps et je ne saurais dire ce qui convenait le mieux. Je n’ai jamais été fascinée par les fleurs, encore moins par leur signification et je ne pourrais même pas dire si j’ai déjà mis les pieds chez un fleuriste un jour.

Toujours habillée des vêtements de la veille, un ensemble de survêtements et des baskets usés jusqu’à l’os, je me suis rendue dans la boutique la plus proche de là où je me trouvais, sans chercher à trouver ce qui conviendrait le mieux. Je suis rentrée dans une petite boutique bien aménagée et dont l’odeur me rappelait sans mal l’odeur de Shadow. En entrant, j’ai tout de suite remarqué la jeune femme qui se trouvait derrière le comptoir, douce à l’œil, que je venais d’interrompre dans sa lecture. Même si son sourire et sa question paraissaient comme un automatisme, ça n’avait pas l’air moins sincère. J’aurais bien aimé lui dire que je savais ce que je voulais, pour lui éviter de perdre du temps et la laisser retourner à ses occupations, malheureusement n’y connaissant rien, j’ai besoin de ses conseils.

— Bonjour, je ne sais pas vraiment comment formuler ça, mais je cherche des fleurs pour déposer sur les tombes de mes proches. Je marque une légère pause. Je n’y connais rien et pour être honnête, ce n’est pas moi qui aie l’habitude de m’occuper de ça, je suis un peu perdue…

Mes ongles viennent taper doucement sur le comptoir, tandis que je cherche du regard quelque chose dans le magasin qui pourrait ressembler de près ou de loin à ce qui a déjà été déposé avant, mais rien ne me vient.

— J’aurais besoin de conseil, pour être honnête.

Mes doigts continuent de tapoter contre le rebord du comptoir alors qu’elle me présente ses condoléances. Je ne dis rien, tandis qu’elle continue de me sortir la même tambouille de mots qu’elle doit probablement servir à tous les clients dans mon cas. Je ne lui en veux pas, ce n’est pas comme si elle faisait ça dans une intention mesquine, malheureusement je me doute que je ne suis pas la première cliente qui arrive avec ce genre demandes. La mort est courante, encore plus sur mars et les tombes ne sont pas rares à être entretenues de floraisons funèbres.
Je la remercie silencieusement en hochant la tête pour son compliment, bien que j’aie du mal à y croire. Je n’ai pas réellement accepté le décès de mes proches, à vrai dire je remets toujours en question ce qui m’a fait perdre ma meilleure amie et je cherche toujours à savoir les raisons qui ont pu pousser mon père à se faire assassiner sauvagement à la maison. Tous deux ne méritaient pas ce sort. Je la laisse se diriger vers une pièce dont la porte est estampillée par le panneau « personnel uniquement » et quand elle revient une minute à peine après, je suis ébahie en voyant les quatre tiges qu’elle me propose, chacune avec sa petite description et à quels sentiments elles renvoient.
Mon regard s’attarde tout de suite sur l’hortensia et l’œillet dont les symboles me parlent immédiatement. La symbolique des deux autres ne m’appellent pas de la même manière, le premier choix étant associé à la mort et le second à la renaissance, je ne me sens pas de les prendre. Je comprends sont discours sur le fait de vouloir la renaissance d’un être cher, pourtant même si au fond de moi, j’aimerais qu’ils reviennent près de moi, une dernière fois, pour que je puisse leur faire leurs adieux comme je l’entends, mais d’un autre côté, je ne pourrai pas supporter d’avoir cet espoir. Même si ça n’est que dans ma tête, je sais du plus profond de mon cœur que ça jouerait un rôle dans la tristesse qui me scie.

Je rapproche ma main des tiges qui me font de l’œil avant de voir la manche de mon pull se relever, laissant à découvert les marques qu’Akira m’a laissées en souvenir sur le bras. Il n’a pas été violent, en tout cas, pas comme on pourrait le croire, mais cela avait suffi à ce que les traces de ses doigts sur mon avant-bras. Je retire instinctivement mon bras pour remonter la manche pour cacher l’emblème de mes maux physiques.

— Excusez-moi, je me suis un peu emportée, l’hortensia serait peut-être le plus convenu, mais je ne suis pas contre l’idée de voir ce que vous pouvez me proposer d’autres. Je ne m’y connais pas spécialement en fleurs, encore moins dans ce qu’ils représentent, mais… Est-ce qu’il y en a une qui représente peut-être quelque chose de plus… éternel ? Je n’ai pas vraiment digéré ce qui est arrivé, j’aimerais quelque chose qui me rappelle que je serais toujours là pour eux et inversement…

J’observe d’un peu plus près la fleur que j’ai retenue, me penchant cette fois-ci sur le comptoir, presque affalée. Épuisée par la gueule de bois qui me martèle encore le crâne et qui ne me donne pas assez d’énergie pour faire bonne figure.

— Et est-ce qu’elle existe dans une autre couleur ? Elle aimait beaucoup le parme.

Même si j’ai tenté de garder mon calme en voyant mon bras dénudé et que je ne souhaitais définitivement pas trahir le moindre soulagement par rapport à ça, un léger soupir finit par s’évacuer d’entre mes lèvres. J’ai honte de ces marques et j’espère de tout cœur qu’elle ne l’a pas remarqué, à vrai dire, même si j’étais effectivement intéressée par les fleurs, j’ai utilisé cette discussion pour détourner mon erreur. Quand je la vois tourner les talons pour aller m’apporter d’autres propositions pour les fleurs, je me dis que c’est gagné, que ça a fini par passer inaperçu malgré la bizarrerie dont j’ai pu faire preuve en remontant ma manche comme une acharnée.
Pourtant en un clin d’œil, elle se retourne de nouveau pour me faire face et m’attrape le bras avant de remonter ma manche, avec autorité, mais sans pour autant aucune once d’agressivité, au contraire. Elle s’excuse avant même que je comprenne ce qu’il se passe. Je suis en panique, je ne m’attendais pas à ça et maintenant les marques sont visibles pour n’importe qui qui passerait par là. Même sous le choc, j’ai pu apercevoir ses yeux s’éclairer et sa main émettre une petite lumière. Les yeux toujours rivés sur les cicatrices qui m’angoissent au plus profond de moi, je me rends compte qu’au fur et à mesure que sa main frôle mon bras, elle disparaît, petit à petit avant de disparaître tout bonnement, comme s’il n’y avait jamais eu de quoi s’inquiéter.

Ses yeux viennent capter les mains, sans que je ne puisse dire quelque chose, j’aimerais la remercier, mais je ne suis pas bien certaine encore de savoir ce qu’il s’est réellement passé. Les yeux comme la bouche grande ouverte, je l’entends me demander si je suis blessée ailleurs et la fameuse question fatidique, si quelqu’un me fait du mal. Même si j’en ai peur ces derniers temps, ça ne serait pas totalement juste de dire qu’il me fait du mal. Bien sûr, il peut paraître rustre de temps en temps et parfois il ne mesure pas vraiment à quel point sa poigne peut être douloureuse, mais au-delà de ça, je n’ai pas réellement grand-chose à dire sur le sujet.
Je lui fais un léger non de la tête, toujours un peu tétanisée par ce qu’il vient de se passer, mais aussi par la gueule de bois qui m’empêche d’aligner mes pensées correctement. Je retire mon bras de son emprise, peut-être un peu plus violemment que je ne l’aurais voulu.

— Ne vous en faites pas, ce n’est rien. J’ai tendance à marquer vite, rien de plus, rien de moins.

Je soupire, tentant de récupérer assez de courage pour essayer de croire à mon propre mensonge. Ce n’est pas gagné.

— Il est juste un peu sur les nerfs ces derniers temps, mais jamais il ne m’a frappé. Il n’est pas méchant, en somme, il a juste du mal à canaliser ses émotions… D’habitude c’est plus dans les paroles, les portes qui claquent, mais ces derniers temps ça a évolué…

J’ai du mal à cracher ces mots, même si c’est probablement pour le mieux que je lui en parle, malgré la nuit que j’ai passée avec Blanche, je ne peux m’empêcher d’avoir encore l’impression de devoir me libérer d’un poids. Pourtant ça n’est pas un mauvais bougre.

— Mais ce n’est rien, je vous assure. Rien qu’un peu de patience ne pourra résoudre, j’en suis certaine.

Mon regard se détourne de ses yeux pour venir fixer le comptoir, je ne sais pas si je suis encore prête à en discuter.

Même si le contact avait été brutal au début, j’ai eu tôt fait de me sentir bien plus apaisée par mon interlocutrice, j’ai vainement tenté d'excuser Akira, des excuses que j’ai du mal à avaler moi-même. J’essaye de me persuader que ce n’est pas volontaire de sa part, que probablement lui aussi subit les conséquences de ses pertes ; et c’est ça qui le rend comme ça. C’est ce que j’essaie de croire, sans grande conviction. Je n’arrive pas à me mentir, mais je sais pour sûr que je n’arrive pas à lui en vouloir.
Les mots qu’elles me prononcent ont l’effet d’une gifle. Je ne sais pas ce qu’elle va s’imaginer, c’est une crise passagère. Il ne restera pas comme ça jusqu’au bout, je le sais, il reprendra sa bonne humeur. Elle fait le tour du comptoir, m’attrape et m’emmène avec elle dans la pièce réservée aux employées. Je me surprends à frissonner à son contact, ne sachant trop dans quel état je devrais actuellement me sentir. Je regarde la pièce dans laquelle elle m’a amenée et j’aperçois très facilement la majorité des échantillons qu’elle a à proposer. Je la regarde, complètement paumée, sans savoir ce qu’il se passe actuellement. Même si elle ne semble pas vouloir mon mal, la situation me fait tout de même paniquer.

Elle tente de me rassurer et j’essaye de reprendre un peu mon souffle. Sa demande finit par me venir à l’oreille et je me décompose à moitié. J’imagine sans mal pourquoi elle me demande ça, mais je ne me sens pas à l’aise. J’ai peur de découvrir plus que ce que je ne veux savoir. À vrai dire, je ne me suis pas réellement regardée depuis que j’ai découvert les traces en me levant. La douche était une torture, je me sentais sale, frottant comme une folle pour faire partir la marque, espérant qu’il ne s’agisse que de maquillage ; doux mensonge que j’essayais de me faire croire.

— Je ne peux pas faire ça, pitié. Je n’ai pas voulu regarder depuis que je l’ai vue. J’avais honte. Je ne voulais pas que ça se voit, que ça se sache. Je voulais garder ça pour moi, je ne veux pas que ça me colle à la peau.

Je jette un regard de dégoût sur mon entièreté avant de me lancer dans la tâche. Je dépose mes vêtements sur une étagère vide, ne gardant que mes sous-vêtements et mes chaussettes. Elle est toute seule, mais j’ai l’impression d’être observée par des milliers d’yeux qui ne détachent pas leur regard de ma honte. Je me risque à jeter un coup d’œil à ce corps que je n’ai plus vu depuis quelques jours déjà. Une longue trace me scie au niveau des hanches et je me justifie rapidement. Ne souhaitant pas l’alarmer sur la situation, après tout, mon colocataire n’y est pour rien.

— Celle-là. Je pointe du doigt la marque. C’est à cause d’un entraînement au travail. Je ferme les yeux, ne souhaitant pas parcourir mon corps du regard pour risquer d’y voir plus de dégâts. Je ne veux pas regarder, honnêtement...