J’ai la tête dans le cul. J’ai prévu une balade sur les toits de Venus Ville, avec l’un des membres du Cartel, mais je me suis levé à la bourre. Je sais que c’est un type qui est pote avec Lily, donc je ne m’inquiète pas trop sur le fait de m’entendre avec lui, mais j’imagine qu’arriver en retard pour un premier contact, ça n’aidera pas. Je sors des draps aussi vite que possible, m’habille avec hâte. Je n’ai pas le temps pour un café, alors je ne m’amuse même pas à tenter d’allumer la cafetière, malgré le fait que j’en aurais probablement bien besoin.
Hier m’a pris la merveilleuse idée de me rendre à une soirée organisée par une amie, mais ce qui devait être un court passage pour dire bonjour s’est terminé en une interminable descente de bouteilles. Heureusement, j’ai prévu le coup et autant d’alcool que d’eau ont traversé mon organisme, adieu la gueule de bois. Je ne sais pas à quelle heure j’ai fini par rentrer pour me coucher, mais le manque de sommeil m’a tout de même empêché d’entendre le réveil sonner.

Je file jusqu’à mon bijou d’automobile et pars en trombe sans même laisser le temps au moteur de chauffer. D’habitude, je ne suis pas aussi sauvage avec ma voiture, mais si je ne veux pas avoir trois heures de retard, je n’ai pas le choix. Si mon mécanicien voyait ça, il s’arracherait probablement les cheveux, mais heureusement pour lui et moi, il n’en saura rien. Je fais ronronner le moteur un peu partout dans les rues de Venus Ville, si bien qu’il est presque impossible de ne pas m’entendre passer. Vu l’heure qu’il est, j’évite au moins le risque de réveiller qui que ce soit.
Les routes sont plutôt dégagées donc il ne me faut pas longtemps pour arriver sur le lieu de rendez-vous, tout de même en retard. Quand je suis sur le toit, je remarque que mon camarade n’est pas là, alors j’en viens à me demander si lui aussi est en retard ou s’il a simplement fini par se barrer à force de m’attendre. Je fais défiler mes contacts pour appeler Lily, pour qu’elle puisse prévenir son ami et qu’elle lui transmette mes excuses, mais au même moment, j’entends quelqu’un approcher. Je tourne la tête vers l’origine du bruit, découvrant un jeune homme avec les cheveux noirs et blancs. J’attrape la brochette qu’il me tend et le remercie avant de commencer à l’entamer. Je n’ai rien avalé de solide depuis hier midi et je doute que faire le parcours à jeun ne soit une bonne idée.

— Abell, c’est bien ça, encore merci pour la brochette… Je réfléchis, tentant de me remettre en tête son prénom. Salvador ? Je m’excuse pour le retard aussi, ce n’est pas dans mes habitudes, la soirée d’hier s’est éternisée, le réveil n’a mystérieusement pas eu envie de fonctionner.

Je me gratte l’arrière du crâne, un peu gêné.

— Enfin bon. Tu as une idée du parcours que tu veux faire ou tu me fais confiance ?

Je ne le dis pas, mais j’ai probablement visité tous les toits des bâtiments de Venus Ville. Même si on a toujours des surprises, c’est devenu presque lassant. Rares sont les endroits qui me posent encore problème, donc je suis comme un gosse quand je vois des travaux. J’aime bien quand mon terrain de jeu est mis à jour. Je l’observe légèrement, la brochette toujours entre les dents, tentant d’analyser ce qui pourrait être au-dessus de ses moyens, selon l’endroit vers lequel on va se diriger.

Heureusement mon comparse ne semble pas me tenir rigueur de mon retard, il me fait comprendre que son sommeil n’est pas canonique et je souris légèrement à cette information. Il n’a pas l’air du genre à mordre et pour être tout à fait honnête, même si Lily m’a prévenu, je me moque pas mal de son appartenance à un gang. Après tout, je ne connais pas ses raisons et ça serait un peu cracher sur la stratégie qu’on a pu mettre en place avec le reste de la famille. J’ai avalé la brochette sans répit, pour évite de m’évanouir parce que je n’ai rien dans le ventre ; c’est rarement un bon moment pendant le parkour.
Il m’apprend que ce ne sont pas les meilleures qu’il ait pu manger, ce que je ne peux que confirmer. Celles du restaurant auquel j’aime bien me retrouver avec tout le monde sont excellentes. Disons que celles-ci sont bien pour manger sur le pouce, mais je ne m’arrêterais pas régulièrement pour en reprendre quoi. Comme il dit, ça fait le taf et c’est le principal.

À la manière dont il regarde les alentours avant de hausser les épaules, il n’a pas l’air de vraiment se décider sur ce qui l’intéresse. De ce qu’il me dit ça fait un moment qu’il s’entraîne à faire du parcours, mais même si je sais qu’avec le temps on a vite fait le tour de toute l’aire de jeu. J’espère que je pourrais lui présenter deux-trois coins qui me plaisent le plus. Je lui tends mon poing pour sceller notre programme.

— Deal. Ça fait quelque chose comme 25 ans que je m’amuse à faire le tour de la belle rouge. Je ne sais pas vraiment ce que tu as pu voir, il y a des endroits qui sont plus en état pour le parkour, d’autres qui ont été détruits, depuis le temps. La bonne vieille époque, on avait un ancien hôtel qui a fini à l’abandon, il était parfait pour s’entraîner, même si on risquait notre vie à chaque fois qu’on s’y rendait.

Je viens me gratter le menton, réfléchissant quelques secondes à un endroit qui serait encore accessible et qui pourrait être sympa à voir. Je finis par sortir mon téléphone en entendant une notification, une nouvelle galerie a été installée dans l’un des musées de la ville. Je sais pour sûr que la vue y est belle, même si ici aussi, l’accès est assez limité. J’ai pour habitude d’aller y jeter un œil de temps en temps, quand le sujet m’intéresse et puis bon, j’imagine que ça ne peut pas faire de mal de voir quelques belles peintures, structures et autre type d’art. C’est marrant, nous les joailliers on n’a pas la possibilité de montrer notre travail comme ça.

— Ça te dirait d’aller voir une expo ? Je tourne mon téléphone pour qu’il puisse lire l’information. J’ai des places VIP, les places sont sur le toit, il y a une grosse bulle de verre pour qu’on puisse tout voir de là-haut. C’est sympa à voir. Ceci dit, l’expo d’avant était probablement la meilleure, il y avait la reproduction d’un Godzilla, il prenait quasiment toute la hauteur. Sympa à voir, mais trop grand pour qu’on puisse tout voir. J’ai fini par payer une place lambda.

Je garde un grand sourire tout du long en le regardant, cherchant à savoir s’il est emballé par l’idée.

— En plus, ce n’est pas si loin que ça normalement, le chemin n’est pas moche non plus en vrai.

Je ricane doucement à sa réflexion sur mon expérience. Ouais, je suis plus tout jeune, à vrai dire même si mon corps a stoppé de vieillir, je ressens les années quand je me lève le matin et quand je vais courir sur les toits. Pour être honnête, ça ne me dérange pas qu’il fasse cette remarque, ça me laisse croire que je ne me fais pas si vieux que ça après tout, c’est presque un compliment quand on y repense. Enfin, je m’égare. Il ne m’a pas l’air bien vieux, peut-être un peu plus qu’Adam, mais difficile à déterminer, personne ne paraît vraiment son âge sur Mars.
Sa petite blague continue de m’amuser et je ris en écho au sien. Je l’aime bien celui-là et je crois que je commence à comprendre pourquoi Lily aussi. Je n’ai pas été de ceux qui ont apprécié les travaux. C’était dangereux de s’aventurer sur un terrain à moitié détruit pour arriver à notre spot, enfin je n’ai pas vu grand monde là-bas, mais j’aimais bien. Risquer sa vie faisait partie de l’apprentissage, à l’époque je pensais comme ça, depuis j’ai appris combien la vie pouvait être précieuse et je refuse d’en laisser dépérir une devant mes yeux. Il y a toujours un moyen de rattraper le coup avant qu’il ne soit trop tard. C’est ma façon à moi de remercier tous les jours qui font de ne pas être sous terre.

Il me rejoint dans mon idée d’aller visiter, depuis la bulle de verre, la nouvelle exposition du musée d’art et d’histoire. Je le regarde, un air moqueur, quand il laisse guider la marche. Je clique une dernière fois sur mon téléphone avant de le ranger dans ma poche fermée, juste pour lancer de la musique dans mon oreille droite. Je lui fais un petit signe de la main.

— Je ne te mentirais pas, je fais ce chemin régulièrement. On va voir si le vieux a encore de la patate, haha !

Sur ces mots je ne le laisse pas le temps de répondre et m’élance déjà en direction du bâtiment. On ne peut pas le louper de là où on est, on est à bonne hauteur pour avoir une vue d’ensemble sur ce qui se passe. Je passe les bâtiments avec une facilité qui en surprendrait plus d’un. Je ne mentais pas quand je disais que je faisais souvent ce chemin, le musée n’est pas bien loin entre mon lieu de travail et la maison, alors quand la voiture est en réparation, c’est par là que je passe. J’aime bien en profiter pour jeter un coup d’œil quand je passe, j’ai toujours été déçu de ne pas pouvoir emporter un café tout juste préparé pour faire ma petite séance d’espionnage ; le thermos, ça ne sera jamais pareil.
Le chemin se fait relativement facilement, trop facilement, si bien que je me permets de faire quelques cabrioles sur la route. C’est purement de la frime, mais ça procure quand même une satisfaction de réussir un trick sur un spot risqué. L’amour du risque, j’imagine, je ne jette que de brefs regards à mon partenaire, pour vérifier qu’il est toujours derrière moi. Sur les derniers mètres de l’arrivée, je ralentis un peu la cadence pour qu’on puisse faire le grand saut ensemble. Il ne lui faut pas longtemps pour me rejoindre.

— Bon, c’est là où j’espère que tu as de bons genoux. Depuis tout à l’heure, c’est plus de la grimpette qu’autre chose, même si c’est des spots que j’aime bien. Là on est plutôt sur un saut de sept mètres de haut pour quatre-cinq mètres de long. La chute peut être rude, si tu veux, il y a toujours la tyrolienne. Je rigole doucement déjà à ma petite anecdote. À l’époque où Lily ne se sentait pas encore de faire le grand saut, j’ai installé ça, c’est toujours moins traumatisant.

J’imagine sans mal que l’anecdote vaudra à Lily des moments de malaise si Salvador se sert à bon escient de cet élément. Prochaine fois, elle ne s’amusera pas à me piquer mon assiette de frites.

Il a observé quelques instants le vide qui nous sépare des deux bâtiments, qui en a fait flancher plus d’un. J’avais pensé à l’éventualité que la proposition de la tyrolienne fasse tilt dans son égo, même si le but n’était pas qu’il se mette en danger sur un saut comme celui-ci, j’apprécie sa détermination. La petite réponse qu’il me lance me fait sourire, alors qu’il se prépare déjà en se reculant jusqu’à avoir assez d’élan pour que le saut soit réalisable.
Je garde juste assez de distance avec le point de saut qu’il a choisi, de manière à ne pas le gêner dans son plongeon, tout en pouvant le rattraper si je me rends compte à la dernière seconde qu’il n’y arrivera pas. Je n’ai pas envie d’avoir sa mort sur la conscience, qu’il ait décidé de lui-même d’y aller ou non, ça ne serait pas raisonnable. Heureusement pour moi, sa trajectoire est presque parfaite et il se réceptionne comme je l’espérais, faisant glisser tout l’impact sur l’entièreté de son corps avec une roulade. C’est l’une des bases du parkour, même si ça ne paraît pas complètement intuitif au départ, le corps souffre beaucoup moins que si on décide de tente de simplement se planter comme un piquet dans le sol. Avec la distance qui nous sépare du point d’arrivée, il n’y a pas loin avant de risquer de se briser les jambes.

Je l’observe de mon perchoir, un petit sourire toujours coincé sur mes lèvres, alors qu’il retire la poussière qui s’est accumulée sur ses vêtements dans la chute et qu’il me fait comprendre que je traîne un peu trop à le suivre. À mon tour je me recule, moins que mon partenaire, connaissant ce saut par cœur depuis le temps que je le pratique, ma taille et ma détente m’avantagent sur ce coup par rapport à mon partenaire.
Je saute et me réceptionne sans mal non loin de lui et après avoir essuyé mes vêtements, j’observe Salvador d’un peu plus près, avec un grand sourire aux lèvres.

— Rares sont ceux qui ont décidé de me suivre pour ce saut, pourtant j’en ai vu passer des types qui faisaient du parkour depuis longtemps. Ça force le respect.

Je pointe le dôme de verre qui se trouve à quelques mètres de nous.

— Prêt à en prendre plein la vue ? La première fois que j’ai fait ce saut, je n’étais pas encore majeur, à l’époque ils exposaient une galerie sur des tableaux faits avec des pierres précieuses. Aujourd’hui c’est…

Tout en bavardant, j’avance vers la raison de notre venue et je coupe ma phrase en voyant ce qui a été exposé cette fois. Le thème de cette fois est sur la mythologie, ça je le savais, mais je ne me doutais pas que celui qui prendrait une place de choix dans l’exposition soit le dieu de la guerre, Arès pour les Grecques, Mars pour les Romains, La belle rouge pour nous, Martiens.

— De toute beauté, apparemment.

Je me déplace un peu autour de la vitre, apercevant différents supports utilisés, de la peinture, de la sculpture, ainsi que des projections d’images sur toute une partie de l’espace de l’expo. Un vrai régal pour les yeux, si bien que je regrette presque de ne pas être à l’intérieur pour une fois.

— Alors, tu en penses quoi ?