Et je me retrouve encore à devoir panser ses blessures émotionnelles, comme si je détenais à moi seul l'intégralité de son cœur entre mes mains et que la moindre de mes actions ou de mes paroles pourraient lui être fatal.

- Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, Kokoro, ne déforme pas mes propos, s'il te plaît.

Je me radoucis, parce que la dernière chose dont j'ai envie, c'est de le voir pleurer et comme il a la larme facile, c'est à moi de mesurer mes paroles bien que je ne puisse pas les retenir éternellement. Je veux faire ce qu'il faut pour que notre relation, ou visiblement l'évolution de celle-ci.

- Tu es plus du genre à foncer qu'à prendre ton temps toi, pas vrai ? Chuchotais-je, légèrement taquin.

Kokoro a sa manière bien à lui de me témoigner la grandeur de son attachement et c'est très bien, mais le quadrillage de ma personnalité semble être à l'opposé de son fonctionnement interne ; je cherche avant tout la stabilité et la fiabilité dans les faits concrets pour répondre à un besoin de sécurité.
Ce baiser est venu formuler une information connue uniquement par lui, pour la rendre plus concrète à mes yeux et cela a dû lui demander beaucoup de courage et de patience pour en arriver là, parce que, d'après ce qu'il dit, je ne saurais pas ce qu'il ressent.

- Ce n'est pas ce que tu crois. Ça m'a plu... Ton baiser m'a beaucoup plu.

J'ai plus de mal à accorder ma confiance envers des choses nouvelles qu'envers celles qui ont déjà fonctionné par le passé. Notre relation était très bien avant et je vais avoir plus de mal à lui mettre à l'envers maintenant que je connais la véritable nature de ses sentiments pour moi.
Pourquoi est-ce si compliqué ?

Il plonge dans mon étreinte comme si elle pouvait effacer toutes les mauvaises choses que je lui ai dites auparavant. Son dénouement, sa douceur, et son authenticité à ne pas révéler ses blessures ou même me tenir responsable de ses émotions foutues en vrac par ma faute, attirent un reniflement vagabond que je fais instinctivement pour soulager ma charge mentale.

Pendant que son cœur brûle contre ma cage thoracique frileuse, mes doigts appellent les siens et apportent l'air d'une confidence aux paroles recroquevillées qui se coincent dans mon œsophage.

- Je veux me laisser aller. J'en ai envie. Mais j'ai du mal... Tu crois que tu pourrais m'y aider ?

Le fait de parcourir chaque centimètre de sa dextre favorise ma concentration et si j'effectuais précédemment des petits cercles contre sa paume, voilà maintenant que je viens fermement engager une prise pour l'empêcher de se dérober.  

- Tout à l'heure, tu disais que je n'avais aucune idée de ce que tu pouvais ressentir. Tu crois que tu peux m'en dire un peu plus ?

J'ai des sentiments intenses, mais qui ne sont pas apparents immédiatement, ce qui réduit considérablement sa faculté de comprendre ce qu'il en ait de mon côté. Ma fâcheuse tendance à intérioriser mes ressources rend la situation problématique aux yeux de Kokoro qui cherche simplement à être rassuré dans ce que je ressens.

Oui, il n'y a pas de bon ou de mauvais moment pour le faire, ma réflexion était plus axée dans le sens où j'ai exprimé ma déception que mon idylle ne soit pas un baiser moins précipité avec des facteurs extérieurs comme sous un coucher de soleil ou une aurore martiale, qu'un rejet de ma part.

- Ne te blâme pas. C'est moi qui suis déjà en train de le faire. Si j'avais été clair depuis le départ, si seulement j'avais un peu mieux mes envies, j'aurai su comment être le plus fidèle au vœu que j'avais formulé avec lui sur cette colline mouchetée ce jour-là.

"Je veux rester avec toi pour toujours."

Une parole d'enfant sera toujours plus vraie et spontanée que celle d'un adulte ; j'ai du mal à comprendre pourquoi le temps vicieux devient l'ennemi de nos chères relations.
Le fait que je m'occupe prioritairement de ses besoins avant les miens me met aujourd'hui à profit et ça fini fatalement par le blesser, plus que quand je le brutalise pour lui faire comprendre des choses évidentes qui lui échappe.
J'imagine qu'on est en train d'inverser nos rôles en ce moment.
Mais lui et toujours plus doux, même dans le sermon.

Je rassemble alors mon courage pour venir lui embrasser le sommet du crâne. Cette courbure si particulière... une forme bien ovale avec un léger monticule de chair qui rencontre la pulpe de mes lèvres sous ses cheveux verts.  

- ... je sais que tu ne me feras pas de mal.

Je ne veux pas qu'il croie que j'ai cherché à me défendre ou quoi que ce soit d'autre. Alors, certes, je suis méfiant, exigent envers moi-même, et perfectionniste, mais j'ai aussi tellement pas eu conscience de mon attitude que je viens de me manger en pleine figure :

Détends-toi.

Ça rebondit mal dans ma poitrine, comme un battement raté.

Je plaque ma main contre la sienne, afin qu'il reste à proximité de ma joue.
Je ne veux pas qu'il s'en aille.

- ... tch, bordel. C'est tout ce qui sort pour commencer. J'aimerais avoir ta faculté à libérer ma parole aussi facilement. Son émergence pulsionnelle me rend terriblement envieux. Si je ne lui réponds pas, je crains de le perdre.
Je ne vais pas pouvoir rester éternellement dans ma zone de confort.

Si rien ne change, rien ne change.

Alors je riposte à mon tour, mes doigts entrent en contact avec la peau de son menton pour le joindre soudainement à moi.

J'entremêle ma langue à la sienne, harponnant chaque particule, chaque capteur sensoriel. L'échine de mon dos se hérisse d'un frisson nouveau tandis que mon tambour intérieur rugit d'une telle mélopée, que j'ai l'impression qu'il peut sortir de ma poitrine à chaque battement.

Ma force à moi réside plutôt dans le fait de montrer, plutôt que de dire.

Je n'arrive pas à mettre des termes définitifs sur ce qui est en train de se passer. C'est cliché et pourtant, je les sens, ces fameux papillons dans le ventre. Kokoro me rend fou et le stress naturel que j'éprouve en sa présence modifie mes comportements rigides.

Avoir quelqu'un à ses côtés rend plus fort que lorsqu'on se pousse tout seul. J'ai consacré de nombreuses années de ma vie à me tendre la main et je n'ai réussi à faire que des très petits pas, et maintenant, en si peu de temps, j'ai l'impression d'avoir fait le tour du système solaire.

Je me connais bien et assurément que je suis certain de mes qualités, mes défauts n'ont aucun secret pour moi, c'est pourquoi je ne réponds pas d'abord à sa déclaration. Mon mécanisme à moi réside dans mes ressentis internes et je me focalise d'abord sur la sensation présente, la savourant en silence de mon côté.

- Je vais te dire la vérité, j'ai peur. Je le ramène contre moi et coince mes doigts entre eux derrière son dos. Peur parce que tu es à la fois ma plus grande force, mais aussi ma plus grande faiblesse.

Et c'est sûrement aussi pour cette raison qu'après le décès de mes parents, je me suis empêché de rester proche des gens. Je n'ai pas peur de nouer des liens ou de me battre pour eux. Mon mentor me disait que la peur n'évite pas le danger et peut-être que je me suis justement trop bridé dans mes émotions envers Kokoro par crainte de donner des armes à mes futurs adversaires.
Je ne connais que trop bien les vengeances de gang qui s'en prennent à l'entourage pour atteindre leur cible principale. Enfin, en ce qui me concerne, mon cas est particulier. Aucun Carrot Cake ne m'acculera par le biais de Kokoro, je pourrais être en sécurité si je m'en servais pas d'excuse par peur du changement.

- Mais je suis prêt à courir le risque, car je sais que tu en vaux la peine.

De nous deux, j'ai toujours été celui qui a le plus désiré rester dans mon confort. J'aime rarement m'écarter de la route à suivre, préférant me conduire à celle qui a marché par le passé que de tester de nouvelles choses, et pourtant, tout ce que je fuis me rattrape au galop sans que je ne sache rien y faire.

- Ça répond à ta question ?

J'entortille une de ses mèches de cheveux que je viens coincer derrière son oreille, lui dégageant alors le front. Il a une si jolie expression qui ne se décrit qui dans l'intuition du cœur, que je ne saurais le laisser baisser des yeux sans le regarder encore et toujours.

Je veux vraiment laisser une chance à cette relation malgré quelques réticences pessimismes propres à ma personne, qui persistent.

Notre amitié a duré des années ; dix-huit, dix-neuf ans.
Mais cette relation nouvelle.
Elle va durer combien de temps ?
Un mois ? Cinq mois ? Un an ? Trois ans ?
Si juste rester son ami aurait pu suffire, je serais certain de ne pas déjà être en train de tout gâché.

Le visage de Kokoro change, il s'illumine, comme si tout ce qu'il avait contenu jusque-là s'autorisait seulement à sortir parce que j'eus donné mon approbation.
Sa spontanéité me fait sourire, mais paradoxalement, je parviens à rester dans le self-control quand ses mains jointes coincent mes joues entre elles. C'est vrai que j'ai l'esprit tout aussi embrouillé que mon organe central qui tape comme un fou contre ma cage thoracique.
Mais, je vois ça comme un sentiment positif, une décharge électrique qui m'aide à survivre à ma situation compliquée, ou au moins, à mieux l'accepter.

Je ferme les yeux et apprends à me suivre la voie qu'il me montre ; celle du moment présent. Kokoro est si ancré dans le maintenant que ça me rend tristement envieux. Ouais mon ami... ou plutôt petit ami, à bien des qualités qui complète mes zones d'ombre.
Je cale ma main derrière sa nuque en réponse et me laisse approcher sans broncher. Ma respiration est plus lente. Je prends exemple sur lui.
J'ai toujours été son modèle, mais ce soir, c'est lui le mien...C'est un profond sentiment d'apaisement qui berce mon souffle qui s'annonce comme soulagé.
Mes incertitudes sont taries d'un tour de main quant à mon rôle principal, et toutes les émotions de culpabilité qui en découle sont automatiquement reportées à plus tard.

Comme si Cosmo ne m'avait jamais rien de demander.
Comme si je n'étais pas le pantin de toute cette mascarade.
Comme s'il n'y avait que
Koroko et moi.

- Je veux bien nous laisser une chance, oui.

Je fuis les responsabilités un instant, mais je me demande ce qui se passera.
Le jour d'après.