Assis au bar, tu fais rouler ton whisky dans ton verre en cristal. Sors une cigarette de ta poche pour la coincer entre tes lèvres. Ce n'est pas comme si tu demandais la permission pour fumer ici. Tout le monde sait ce qu'il adviendrait de te faire même un seul reproche en ces lieux. C'est ta maison, ton repaire - et il n'est dans tes bonnes grâces que si tu décides de polluer l'air d'un nuage de nicotine.

Ta cape sombre se traine dans le bas de ton dos, dissimulant le sac précieusement calé entre tes chevilles. Alors que tu prends ce moment pour réfléchir aux conséquences que tu feras subir aux dealers qui ont perdu la came cette semaine, c'est une odeur particulière qui revient chatouiller tes narines, un parfum qui avait déjà imprégné les couloirs du Sunset à de maintes reprises. Tu claques des doigts au barman pour attirer son attention puis t'arme d'un sourire mielleux vers celle dont l'aller retour bien trop rapide ne pouvait être que suspicieux.

— « Je t'offre à boire, tu permets ? »

Mais elle demande un verre d'eau. Tu fronces les sourcils face à son refus et déposes ta tête dans le creux de ta main, le bras accoudé sur le marbre du bar.
Elle voulait juste te remercier, tiens donc.

— « Y'a pas de mal. »

Tu fixes le barman lui glisser un verre rempli d'une eau claire et pure. Elle ne boit d'alcool pendant son service - à croire que tu as refilé à Caelus une perle rare.

— « N'y vois pas de sympathie de ma part. Je protège simplement les arrières de mon inconscient de petit frère. Tu sauras le défendre. »

Et s'il meurt, elle aussi aura du sang sur les mains.
Tu sais qu'elle ne le dira pas, mais tu peux entendre ses pensées, elles jasent jusqu'à toi. Elle t'en veut peut-être autant que toi tu t'en veux déjà. Frissons de haine qui remontent au creux de ta nuque quand elle prononce son nom G a l e. Finis cul sec la fin de ton whisky et frappe violemment le verre pour l'interrompre.

— « Arrête. »

C'est tout. Arrête.
Et tu ne répéteras pas une seconde fois.

Tu étires un petit sourire en coin face à son sérieux durant le service. Ce n'est pas comme si c'était toi qui allait la dénoncer - mais soit. Tu n'as pas la rigueur et l'intolérance d'une éducation stricte par des militaires. Tu la détailles de ton seul oeil valide, remarques les contractions crispées de sa mâchoire. Cette fois, ton rictus se fait cruel.

Jules parle d'un plan que tu pourrais mettre en place. Tu devines sans qu'elle n'ait besoin de préciser. Si tu comptes venger Gale de ceux qui vous l'ont arraché.

— « Les Mango sont déjà démantelés. »

Tu claques des doigts pour interpeller le barman. Il sait exactement ce qu'il doit faire. Tu termines ta cigarette et l'écrases dans le cendrier, souffles la fumée au visage de Jules.
Mystérieux quand tu lui précises :

— « Si je te fais part de mon plan, il ne sera plus aussi infaillible qu'il ne l'est maintenant. »

Tu ricanes, amer.

— « Oh, tu veux des noms. »

Tu remercies d'un mouvement de menton discret à l'égard du barman qui a rempli ton verre d'une nouvelle lichette. Tu t'en saisis pour l'amener à tes narines qui frémissent d'aise sous l'odeur délicieuse qu'elles s'en imprègnent.

— « Caelus Moore, pour commencer. »

Ça t'amuse qu'elle ne comprenne pas sur le coup.

— « Mon frère est son pire ennemi. Méfies-toi de toutes les personnes qu'il fréquente, de tout ceux qu'il met dans son lit et surtout de ceux qu'il n'y met pas. Méfies toi de ceux qui reviennent et surtout de ceux que tu n'auras pas vu depuis longtemps. »

Tu verses le fond de ton verre dans le sien, l'incites à boire.

— « Est-ce que tu vois ou c'est trop cryptique pour toi ? »

Dommage, ce n'est pas le mot que tu aurais choisi. C'est insupportable, c'est une vengeance en suspens que tous se sont appropriés. Qui a payé pour Gale ? Qui a payé pour ta mère et pour tes frères et soeurs ? Qui a payé pour ton oeil ? Tu ne laisses rien paraitre, contrôles la colère sourde qui pourrait déborder à chaque instant pour lui offrir un sourire complaisant et sévère.

Tu lui expliques ensuite ta doctrine. Pour mieux appréhender ses potentiels ennemis, il faut d'abord éliminer celui qu'on est naturellement pour nous-mêmes. Caelus sait se faire respecter pour l'instant, mais sa vulnérabilité se cache aussi dans sa popularité. Une part de toi le maudit (avec lui c'est si facile) et une autre le condamne. Le navire doit continuer d'avancer même si son capitaine se jette par-dessus bord, tu t'en assureras toujours.

— « Trois minutes ? »

Tu tournes la tête en direction de ton petit frère, accompagné de Santiago. D'un mouvement de menton, tu approuves. Tu attends donc, que le compte à rebours s'écoule.

— « J'ai tout mon temps. L'as-tu seulement ? »

Et le voilà qui s'éclipse aux côtés d'un autre. Tu déplores cette agilité et cette souplesse d'esprit quand tu t'arrêtes à être simplement impitoyable. Tu pousses le verre vers Jules et te figes quand elle sous-entend que toi aussi tu pourrais vous saboter. Tes yeux remontent lentement pour s'ancrer dans les siens. Tu réponds d'un ton sec et glacial.

— « Ou moi. »

Tu te racles la gorge et sors un cigare d'une petite boite en métal.

— « Je sens ta rancoeur d'ici, Jules. Tu n'as pas besoin de faire semblant avec moi. Je suis davantage heurté par ton silence faussement respectueux. Tu as quelque chose à me reprocher de vive voix n'est-ce pas ? »

Elle pourrait le prendre comme une menace.
Elle pourrait.
Tu le ferais, à sa place.

Elle n'a rien prévu après. C'est ce qu'elle dit. Tu crois ses paroles, Jules parle librement. Elle a toujours été très vive, même enfant. Tu respectes ceux qui ont le courage d'assumer leurs pensées, méprises les faibles et les lâches, mais surveilles de près ceux qui ont l'audace de te défier.

Quand le temps est écoulé, tu la fixes descendre cul sec le verre que tu as insisté à lui offrir. Tu ressens une grande satisfaction à la voir boire. Ne sursautes pas une seule seconde face à sa fougue. Tu attends impatient qu'elle laisse diffuser son venin. Tu en as besoin pour te sentir exister.

— « Je ne cherche pas ton respect. Ni le tien, ni celui de quiconque. »

Tu cherches la rage, la hargne, la haine, la rancoeur. Ce sont ses sentiments là qui invoquent les meilleures revanches, qui inspirent les meilleures batailles.

— « Ah ! La voilà... L'étincelle de dégout dans le regard. »

Tu as presque l'air peiné. CommandeS un nouveau verre. Encore, encore, encore, tu y noies tes propres démons.

— « Moi aussi je lui en veux. Si cet imbécile m'avait dit... S'il avait été honnête face à ses capacités. Je ne l'aurai jamais entrainé là-dedans. S'il n'était pas aveuglé par sa loyauté envers ma famille ! »

Il est mort (parce qu'il est mort à tes yeux) pour toi.
Cette idée t'est insupportable.

— « Tu n'es pas la seule à vouloir le venger. Ils ont tué ma mère pour toujours, ma soeur, mon frère. »

Tu fronces les sourcils.

— « Ils m'ont tué moi. »

Tu soupires, ça t'écorche les lèvres de l'admettre. Tu laisses passer un silence et tapotes tes poches pour trouver ton briquet. Tu allumes sa cigarette en te penchant légèrement vers l'avant.

— « Mais ils ne sont plus là. Les responsables se cachent sous d'autres noms, et nous devons d'abord les débusquer. »

Tu ris sincèrement quand elle traite Gale de con. C'est vrai qu'il était con putain, aussi con et idéaliste que Caelus. Aussi con et têtu que toi. Il faisait parti de ta famille, il a toujours considéré votre mère comme sa seconde. Il était loyal et c'est de ce genre là qui vous manque à l'heure d'aujourd'hui. Caelus rassemble mais vous devez tous fédérer autour de lui.

— « Tout comme nous n'en avons aucune. Nos ennemis ont défendu leurs intérêts en nous attaquant. Je pourrais leur faire subir la même chose. »

Depuis quand es-tu devenu aussi cynique Melchior ?
Et elle, depuis quand est-elle devenu aussi féroce ?

Sa verbe belliqueuse te coupe le souffle, tout comme son absence d'ambition. Elle n'aspire qu'à devenir le bras armé d'une vengeance qui la dépasse elle et vous autres. Tu trouves une certaine beauté dans sa haine. Elle arrive à te corrompre.

— « Je n'ai aucun doute sur tes intentions. Je serai honoré de te voir à l'oeuvre. »

Tu repenses à ce soir là. Il n'y a pas une nuit où tu ne vois pas les flammes quand tu fermes les yeux. A l'intérieur de tes paupières, dans l'obscurité du vide, grimpent un rempart de feu qui t'emprisonnent et dont les fumées t'étouffent et t'étranglent. Tu tressailles, une goutte de sueur perlant le long de ta tempe. Tu t'essuies d'un revers de manche et déclares, la voix rauque :

— « Je me rappelle... »

Tu ne finis pas ta phrase, pudique dans ta vulnérabilité.

— « Hm ? Ah oui, ce fameux plan. »

Glisses une main à sa cuisse.

— « Je n'en ai pas très envie pour le moment. »

Puis la retires.
De ça non plus, tu n'en as pas très envie. Étrange, tu aurais pensé le contraire aujourd'hui.

Sa réaction est sans équivoque. Tu avais déjà enlevé ta main pour la reposer sur le comptoir. Tu l'observes sans gêne ni honte, préférant partir du principe que ce geste n'avait jamais existé. Tu avais tenté et ça t'avait déplu. Tu avais tenté et tu avais perdu. Tu détends tes épaules, en proie à la chasse au cigare pour en rallumer un.

— « Fais-moi signe si tu fonces dans le tas sans réfléchir. »

Tu la prends de haut, hausses un sourcil sous-entendu. Tu allumes le cigare et le pinces entre tes lèvres, lui souffles la fumée au visage. Inspires, expires.
Sa question (de nouveau) te surprend. Tu plisses légèrement les yeux, la détaillant pour tenter d'y déceler une forme de jugement. Ton ancien poste n'est pas un secret, et pourtant personne ne t'en parle directement.

— « Oui. »

C'est étrange - c'est surtout la relation que tu entretenais avec elles qui te manque. Le profit, l'ambiance. C'est différent. Personne n'essaie vraiment de te doubler dans la prostitution, seulement de t'arnaquer. Là, tout le monde est devenu ton ennemi, et tu t'uses à l'élaboration d'expédition punitive toutes les semaines.

— « C'était différent. Pourquoi cette question, Jules ? »

Penches la tête.

— « Tu hésitais à changer de carrière et ça t'attriste que je ne puisse pas te pistonner dans ce secteur ? »

Mon dieu non. C'est accompagné d'un rire sonore que tu suis, plus pudiquement. Tu chasses aussi des pensées déplacées où tu l'as imaginé malgré toi remplir ses obligations. Il y a des métiers plus adaptés à certains qu'à d'autres. Et Jules ne sied à rien d'autre qu'à la violence.

— « Je ne sais pas si le courage est le terme le plus approprié, mais oui, ils font bien leur travail. »

Tu te demandes quand même si une part d'elle ne t'a pas déjà condamné quand elle l'a su. Tu n'étais pas réputé pour ta tendresse ou ta souplesse.

— « J'ai créé mon réseau avant même que les gangs n'existent. J'avais besoin de faire de l'argent facile et sale pour subvenir à ma famille après la disparition de notre père et de Caelus. »

Tu en parles sans trop rentrer dans les détails. Tu n'as pas besoin d'être explicite pour qu'elle saisisse l'idée principale.

— « Pandore et Caelus ont repris le secteur quand le gang s'est développé au sunset. »

Tu hausses les épaules.

— « J'avais des partenaires en qui j'avais confiance. Maintenant je suis entouré d'ennemis dont je dois me méfier à chaque instant. »