Tout le gang, ou du moins une majeure partie de celui-ci, est en proie à un épuisement fatal causé par les événements récents. La lettre de menace, la soirée chez Pheme, et maintenant John, l'auteur de celles-ci.

Je suis certain qu'il serait arrivé du mal à Kokoro si Kaith et moi, nous ne saurions pas intervenus. Mon ami a été sacrément blessé et malgré notre distance sentimentale, il reste tout de même une certaine proximité fraternelle entre nous.
La rupture d'avant et ses divers bouleversements a creusé un fossé suffisant pour qu'il s'écarte de moi, mais tout en laissant tout de même la possibilité d'interagir avec lui dans un climat de confiance. C'est comme s'il y avait un pont entre mes actes passés et présents, une toute petite planche de bois glissante et fissurée qui me donne la possibilité de ne faire qu'un pas pour qu'il me considère comme avant. C'est à double tranchant, car la moindre de mes actions mal-calculées pourrait aussi se faire choir cette moindre dernière chance qu'il semble me laisser.

J'ai tourné le canon de l'arme de John contre son front, je l'ai gardé pendant que les Carrot Cake se sont alliés à ma famille d'origine et je l'ai porté jusqu'à mon taxi pour le conduire à notre QG.
J'aurais voulu le tuer.
Je l'aurais vraiment voulu.
Mais Kaith s'est mis sur ma route et a estimé qu'il ne valait mieux pas le tuer tout de suite. Étouffé par la colère, j'aurais voulu lui offrir son dernier repos, mais ma détermination a été soudainement coupée par Kokoro. Si je n'avais pas un immense respect malgré tout pour lui et que je ne trempais pas dans cette histoire de mission, j'aurais pressé la détente sans hésitation.  
L'interroger était une bonne issue maintenant que j'ai les idées suffisamment claires. Même actuellement, ça reste difficile de comprendre pourquoi ma rancune ne s'est pas apaisée immédiatement, peut-être que j'avais juste plus peur que je ne voudrais me l'avouer.

Plus le temps de penser au passé - aujourd'hui, est un jour décisif.
Mes jambes me portent jusqu'à la salle où John sera interrogé, et naturellement, je fais face à Crow qui garde l'entrée comme le Maître des Enfers. Ma poitrine me brûle quand je me heurte à un refus brutal d'entrer dans la salle d'interrogatoire alors que je suis celui qui a sauvé le groupe. Une partie de moi a envie de crier à l'injustice, mais je sais que si je le fais, je risque de lui faire croire que j'ai un problème avec sa décision, alors je réalise que c'est vrai.
J'ai besoin de ses informations et je ne peux pas insister pour les avoir - ça ne serait pas naturel pour la position actuelle que Crow pense que j'ai.

Face à ce qui ressemble plus à des représailles qu'à une demande expressément formulée, je me contente de ne rien montrer et de simplement hocher la tête, quand bien même ça semble difficile. Ne montrer aucune animosité envers quelqu'un que je n'apprécie pas (pour des raisons de logique qui coûterait ma couverture) fait grimper un stress certain que je ne peux évacuer immédiatement. Je ne dois rien laisser paraître au risque de devenir plus louche que Crow me soupçonne déjà de l'être.

- Ok.

Je n'ai pas besoin de passer de la pommade en lui disant que je comprends ou que ce n'est pas grave, comme si c'était quelque chose de fatal ; encore une fois, ça ne ferait qu'éveiller ces doutes qui seraient alimentés par n'importe lequel de mes comportements. Ne rien dire serait pire, mais je n'ai pas eu d'autres choix que de trouver un substitut rapide à ce que j'aurai réellement dit de logique en temps normal.

Cette fois, c'est moi qui disparais lorsqu'il ferme la porte. Il n'y a aucun secret que je ne veux louper, aucune information ne doit pouvoir m'échapper. Heureusement, j'ai déjà un plan de secours pour me permettre d'accéder à ce qu'on me refuse.
Ça ne peut décidément pas être un combat perdu d'avance, je n'ai pas dis non plus mon dernier mot.
Je suis prêt à parier qu'il garde les plans des conduits dans son bureau.
Je parcours aussitôt le couloir dès que j'ai cette idée. Je suis son garde du corps et l'accès de son domaine ne me sera pas refusé, quand bien même un type me demande ce que je cherche.
Honnêtement, je n'aime pas mentir et quand je ne le fais ce n'est que pour me tirer de situations d'urgences.
La seule chose à laquelle j'arrive à penser et que je n'arrive plus à penser. Je fais les choses par mécanisme, comme si mentir était désormais une chose à laquelle j'étais habitué, au point qu'elle devienne un automatisme quand bien même mes valeurs démentent cette même habitude.

Je me sens mal, et pourtant, je fouille dans les tiroirs du bureau, les placards et les archives de vieux papiers qu'il garde ici. Il n'y a pas de plan de conduit direct, mais je sais qu'il y a au moins un point de départ. Je ne pense pas que Kokoro ait délibérément caché les plans du QG, c'est pourquoi je jubile quand je les trouve assez rapidement.
Sans les déplacer, je prends l'information et repère, sur les dessins, les carrés qui représentent les issues que je recherche.

J'ai un très bon sens de l'orientation, sans quoi je ne serais pas chauffeur de taxi, alors quand je croise l'une des grilles, je décroche l'encadrement, le replace de l'intérieur, puis grimpe dans les tuyaux métalliques. La première étape reste la plus compliquée, puisque c'est le seul chemin à la verticale.
Mes genoux et mes coudes s'habituent facilement bien que mes muscles me brûlent énormément quand je me hisse jusqu'au plateau qui me permet d'avoir une position un peu plus confortable, bien que j'avance maintenant seulement à plat ventre.
J'essaye de faire le moins de bruit possible et tends l'oreille, à l'affût du moindre son me permettant de savoir rapidement où me diriger.

Je tourne un peu dans ce véritable labyrinthe, comme si Kokoro avait été parano au point de construire lui-même ces galeries pour se donner la possibilité de fuir en cas d'attaque.  
J'ai chaud à force de faire ramper toute ma carcasse, mais heureusement, le métal froid contre les morceaux de ma peau à découvert me dispense de trop étouffer dans ce contexte oppressant.

Et enfin, je les trouve.
Je suis au premier rang où j'ai une vue dégagée sur John... et ses jambes manquantes.

... Mon cœur ralentit.
C'est quoi ce putain de bordel ?

La salle s'agite alors que l'interrogatoire semble à peine commencer. Kokoro n'a jamais fait dans la dentelle, surtout lorsqu'il est contrarié. Il ressemble, en cet instant, au Kokoro qui m'a fait face lors de notre rupture. La froideur à laquelle il semble accoutumé pâlit son teint pendant que l'essence même de ses mots laisse cependant deviner une triste tragédie dans laquelle son cœur a encore du mal à faire son deuil. Rétrospectivement, lorsque je compare son état à celui dans lequel il était lors de notre dispute, je le devine tout aussi blessé et trahit qu'il a pu l'être à ce moment ; cela dit, il y a encore une nuance qui lui manque, celle dont j'ai bénéficié même lorsque tout m'indiquait qu'il était au fond du gouffre : l'empathie.

Je n'ai jamais vu Kokoro dans de tels états et j'en viens même à me demander s'il est l'auteur du démembrement de John. Ce simple fait ne me surprendrait pas, quand je sais que l'intronisation qu'il a choisie pour intégrer les Carrot Cake se fait par un don de soi et que son bureau est rempli d'organes ou de membres qu'il garde précieusement dans des bocaux comme une sorte de fascination malsaine envers le sacrifice des autres.  

Mon observation est silencieuse, je m'évertue à toujours paraître plus souple contre l'épais tuyau de métal, même lorsque je dois permuter le poids de mon corps quand je sens les fourmis grimper le long de mes bras.

John parle d'un vœu. Il est vrai que les Bananas Breads en ont bénéficié, tout comme les Acid Smoothie. Je sais, par expérience dans le gang, que les Carrot Cake n'en ont pas et connaissant le caractère capricieux de Kokoro, ça ne m'étonnerait pas qu'il insiste pour en avoir.
Crow chuchote dans l'oreille de Kokoro comme s'il était encore méfiant à ce stade. Ça me fait tiquer. Ça me fait vraiment tiquer. Ce mec m'énerve et je me retrouve curieusement à trouver plus de sympathie à Jay lorsqu'il était encore second, si je le compare avec ce corbeau de malheur.
Lui au moins, ne me mettait pas de bâtons dans les roues.

- ...

J'ai beau tendre l'oreille, je n'entends rien du tout. Si les murmures ne sont déjà pas audibles pour la victime, ils le seront encore moins pour moi. Alors, je décide de profiter de cette parfaite occasion de trou dans l'interrogatoire pour saisir mon comm, m'assurant en amont de couper le son et d'éteindre flash pour prendre une photo de ma découverte entre les barreaux du conduit. Seule la lentille s'immisce en discrétion alors que je capture d'abord le trio, puis seulement John en zoomant sur ses jambes manquantes.

Quand Kokoro reprend la parole, je pose mon comm proche de moi, à défaut de pouvoir précipitamment le ranger dans mes poches.
Il demande l'intelligence des CC, assurément une idée soufflée par Crow. Ce qui me surprend, pourquoi lui avoir fait passer le message directement dans l'oreille plutôt que de simplement le suggérer à voix haute ?
Ça ne ressemble pas à Kokoro de se laisser dicter sa conduite aussi sûrement que, paradoxalement, ce genre de vœu lui ressemble ; je ne sais vraiment plus quoi en penser.

Je mets mes spéculations de côté et me concentre sur le reste. La réaction de John est sans appel et me met, par extension, un peu sur les nerfs. Certes, le fait d'apprendre que mes ennemis n'auront pas de vœu eux aussi m'enchante, néanmoins, Kokoro reste au fond tout de même un peu mon ami et je ne peux tolérer ce manque d'égard à son encontre.

Mon cœur fait un sérieux bond dans la poitrine quand John évoque Astar. J'évite à tout prix de taper du poing contre les parois pour évacuer ma frustration, n'ayant d'autres choix que de seulement l'accumuler. À la place, je remplace ma colère par une certaine curiosité : c'est donc ce Clement Juice qui serait à l'origine de l'extorsion d'Astar, qui par la suite, a causé sa mort au quadrille ?
Il m'en a jamais parlé et n'a jamais voulu en reparler d'une quelque manière que ce soit - ni de ça, ni de son passé en général, et face aux informations que j'obtiens maintenant, je suis plus en mesure de comprendre pourquoi il ne l'a pas fait.

Le reste des paroles de John restructure mes pensées d'une certaine manière, certes, les informations obtenues sur Astar me permettront de mieux appréhender ses réactions pour le soutenir, mais je dois d'abord essentiellement me concentrer sur le nécessaire qui indique un a priori danger imminent, sous couvert de quelques semaines.

Crow intervient ensuite et hormis mon antipathie envers lui, j'admets que ses interventions ont le mérite d'être pertinentes, ce n'est pas finalement pas non plus étonnant que Kokoro l'ait choisi lui pour le seconder à diriger les CC.
Il va plutôt à l'essentiel sans se laisser manipuler et je suis déjà suspendu à la réponse de John tandis que mon cœur ne cesse de battre irraisonnablement contre mon sol inconfortable.

Je m'approche de la grille sans pour autant me montrer, comme si je me persuadais que m'approcher me permettrait de mieux entendre ce qui est dit, la peur que les autres se mettent à chuchoter m'assaillant brièvement l'esprit.

Les Black Rotteneggs. Ils. .. Les rebus de la société. Ils ont été choisis au hasard parmi la foule, parmi les civils. Les insurgés, les revanchards. Voilà bien que depuis toujours ils aspirent à se délivrer des chaînes des gangs. Vous n'avez pas l'impression d'étouffer le monde, même pas un tout petit peu ?

J'emmagasine les informations sans avoir besoin de les noter. J'ai l'avantage d'avoir une bonne mémoire puisqu'elle est celle envers laquelle j'éprouve systématiquement le besoin de me référer plutôt que de me fier à une autre méthode moins fiable.

Kokoro annonce ensuite qu'il va vérifier les informations une par une, atteignant le paroxysme de la méfiance ; un CC dans toute sa splendeur. Sa volonté implique forcément qu'il y aurait une tripotée d'autres interrogatoires à mesure qu'ils auront à chaque fois des questions. Je me tiens déjà prêt à revenir dans les conduits à chaque fois également, et surtout, grappiller les nouvelles dates toutes ces mêmes fois.

C'est un boulot de titan, mais c'est bien pour ça que je suis espion. Face à ma propre pensée rassurante, je suis déjà prêt à assumer ma nouvelle charge de travail, fier de ce que j'accomplis, ma tendance à la prévisibilité tout de même mis à mal dans l'appréhension des futures dates que je ne suis même pas certain de posséder à un moment ou un autre.

Kokoro et Crow commencent déjà à se diriger vers la sortie sans que je n'aie bien eu le temps d'enclencher ma marche arrière.
Putain, merde.

Je chope vite mon comm que j'avais laissé sur le côté, me préoccupant peu de montrer un bout de bras qui circule au-dessus des barreaux, puis le fourre dans ma poche.

Fais chier.
Fais chier.

Je mets plus de temps à descendre qu'à monter puisque je ne peux que seulement progresser qu'à reculons; c'est moins instinctif !

L'adrénaline fait sursauter mes muscles au point que j'arrive aisément à quitter le conduit dans une souplesse encore méconnue dans mon arc de compétence. Mon corps se remet seulement de la gravité à l'endroit vertical et me permet de désormais me mettre à genoux au dernier stade du chemin dans les conduits.
Rapidement, je jette un coup d'œil à droite puis à gauche avant de refermer la grille et me tirer, l'air de rien, comme si je faisais ma vie tranquillement.
Un mec banal qui se promène dans un couloir banal.

J'ai hâte de raconter toute cette histoire à Frey ou encore à Cosmo.