le quadrille...

Elle est méconnaissable.

L’ébène de sa chevelure s’est changée en du rouge profond, masse épaisse vaguement ondulée qui tombe dans le creux de ses reins presque mis à nu par la robe d’un noir mystique découvrant la peau de son dos. Elle ne s’est jamais sentie aussi à découvert, sur un territoire ennemi, mais il y a des sacrifices qu’il faut savoir faire.

Elle pince ses lèvres recouvertes de bordeaux sombre, s’assure de la présence du couteau sagement rangé dans son fourreau plaqué contre sa cuisse droite, et attrape le masque ressemblant à un simple loup noir auquel on aurait ajouté des plumes, avec une extension couvrant le nez comme un petit bec d’oiseau. Elle l’examine quelques instants, avant d’en faire une partie intégrante de son visage, de son image. Rei revêt l’anonymat et un sourire, faisant claquer le talon de ses escarpins sur le sol alors qu’elle sort de la pièce dans laquelle elle s’est tranquillement préparée depuis la fin d’après-midi.

Le Stardust peut finir par ressembler à un labyrinthe si on n’y prête pas attention, alors elle se perd presque et son sang se met à bouillir mais le bruit la guide, la fête l’appelle et quelque chose lui comprime la poitrine,

ah, reiko, ce n’est que ton cœur.

Elle continue vers le bruit des verres qui tintent, vers des applaudissements qui enflent, et puis un vigile d’un coup, qui lui coupe la route, qui la regarde comme si elle venait de tuer quelqu’un – ce n’est pas pour tout de suite, mon bon monsieur.

« Que faites-vous là ? »

Elle pose son regard sur lui, son œil aveugle passant inaperçu derrière l’obscurité du masque, et lui offre le plus désolée qu’elle puisse esquisser. Rei n’est pas bien talentueuse, quand il s’agit de jouer la comédie, mais elle se force.

« Je cherchais les toilettes, mais je pense que je me suis perdue. Est-ce que je suis bien revenue à la salle de réception ? »

Sa voix flotte sans trembler. Elle a essayé d’effacer l’agressivité qui semble de plus en plus présente, désormais, et elle pense qu’elle a fait du bon travail, que son ton est juste. c’est difficile pour toi de savoir, tu ne t’écoutes pas souvent, non, tu n’aimes pas vraiment ça, et maintenant, tu dois faire attention à ce que tu fais et tu n’as pas l’habitude, tu es plus accoutumée à ne pas réfléchir, ne pas te limiter, mais ce soir est une situation particulière, une occasion toute spéciale.

Le vigile la regarde encore un instant, avant de lui répondre par un hochement de tête et de lui ouvrir la porte la plus proche. La lumière inonde le couloir obscur et le brouhaha des discussions tout juste entamées s’y déverse, faisant presque vaciller Reiko. Elle le remercier d’une voix vague et s’avance dans le bruit, dans le faste, dans la clarté aveuglante, sans tressaillir, sans frémir, essayant d’être la plus naturelle possible.

Difficile, quand la première chose – pardon, personne, qu’elle voit est Pheme Willis, rayonnante, suintante de poison, éblouissante à en faire pleurer les saints. Une vague de dégoût la prend à la gorge et elle se détourne, vite, et profite d’un espace entre deux convives pour s’engouffrer dans la foule, se dissimuler aux yeux de tous, devenir l’innombrable et le singulier de la masse sans nom.

Elle finit par s’échouer près d’une table tapissée de verres éclatants remplis de liquides en tout genre. Tiens, elle aurait bien besoin de quelque chose pour tenir toute cette soirée. Pourquoi a-t-elle accepté, de toute façon ? Curiosité malsaine, besoin de revoir sa némésis, essayer de se rapprocher de sa cible, et puis, oui, collecter des informations, tendre l’oreille, et si l’occasion se présentait… Oui, foutre le bordel. Sans y laisser la vie, bien entendu.

Elle choppe une coupe remplie de ce qui semble être du champagne et y trempe délicatement les lèvres, avant de poser les yeux sur un homme à quelques pas d’elle, masque de loup couvrant une bonne partie de son visage, mais dont l’attitude ne lui échappe pas : il a l’air terriblement usé.

Elle s’approche, sourit. Elle n’arrive pas à mettre de côté cet altruisme hasardeux qui ne lui facilite pas la tâche, continue de porter sa bonté comme un poids, la nourrit et la laisse croître, parce qu’elle ne sait faire que ça : frapper et se dévouer. Pour les autres. pas pour toi, reiko. même cette vengeance que tu traînes comme un boulet à ton pied, ce n’est pas un don de soi à toi-même. c'est un cadeau empoisonné que tu te fais, et tu le sais.

« Tu vas bien ? »

Son attention attirée, elle se dit qu’elle devrait lui expliquer.

« T'as l’air fatigué, donc je me demandais si- hm, si c'était une obligation d'être là, ici, ce soir. »

Encore le discours un peu bancal, comme les pierres instables qui roulent le long de la montagne et qui viennent s’écraser à son pied. Le choix des mots aurait peut-être pu être meilleur. Et ce tutoiement imprévu mais qui la caractérise si bien, parce que Reiko c'est la familiarité, la chaleur et cette impression de la connaître depuis longtemps.